Un deuxième carré d’infanterie émergea derrière le premier, puis un autre et encore un autre, toujours plus loin dans la vallée.
Je venais juste de me dire que nous n’allions pas tarder à recevoir l’ordre de nous porter au secours des tcherkajjis, quand on nous donna celui de faire halte. Regardant sur notre droite, je m’aperçus que les sauvages avaient déjà arrêté leur progression, et se trouvaient à quelque distance en arrière de nous ; ils étaient en train de conduire sur leur flanc le plus éloigné par rapport à nous les créatures poilues qui les accompagnaient.
« Nous prenons position ! lança Guasacht. Installez-vous, les enfants ! »
Je regardai Daria, qui me rendit mon coup d’œil, tout aussi décontenancée que moi. Mesrop nous indiqua d’un geste la partie orientale de la vallée. « Nous devons surveiller le flanc est. Si personne ne s’y présente, nous devrions ne pas trop mal nous en tirer pour aujourd’hui.
— À part pour ceux qui sont déjà morts », ne pus-je m’empêcher de remarquer. Le bombardement, après avoir été en diminuant d’intensité, semblait s’être maintenant complètement arrêté. Mais le silence qui se prolongeait lui appartenait encore, presque aussi effrayant que les éclairs de foudre hurlante qui l’avaient précédé.
« Je suppose, oui. » Son haussement d’épaules disait assez clairement que nous n’avions perdu que quelques douzaines d’hommes sur une force en comptant plusieurs centaines.
Les tcherkajjis s’étaient repliés derrière une ligne de hobeleurs, dont les flèches pleuvaient dru sur les premières lignes de la formation en échiquier des Asciens. La plupart de ces flèches ricochaient sur les boucliers, mais celles qui arrivaient à pénétrer le métal prenaient feu et se consumaient avec une flamme aussi vive que celle de leurs lances, dans des tourbillons de fumée blanche.
Lorsque les flèches commencèrent à se raréfier, les carrés de l’échiquier ascien reprirent leur progression, d’un mouvement mécanique. Les tcherkajjis avaient continué leur repli, et se trouvaient maintenant à l’arrière d’une ligne de peltastes, elle-même presque à notre hauteur. Je pouvais très bien voir leurs visages basanés ; il n’y avait que des hommes, tous barbus, au nombre d’environ deux mille. Par contre, au milieu de leur formation, portées dans des palanquins dorés juchés sur des arsinoïthères caparaçonnés, on pouvait voir une douzaine de jeunes femmes parées de bijoux.
Ces femmes avaient les mêmes yeux noirs et la même peau sombre que les hommes, mais leur silhouette épanouie et leur attitude languide n’étaient cependant pas sans me rappeler Jolenta. Je les montrai du doigt à Daria, en lui demandant si elle savait comment ces femmes étaient armées, car je ne leur voyais aucune arme.
« Tu aimerais bien en avoir une – ou même deux, n’est-ce pas ? Je parierais que même d’ici elles t’excitent. »
Mesrop cligna de l’œil et avoua : « Ça ne me déplairait pas non plus. »
Daria éclata de rire. « Elles se battraient comme des mandragores, si l’un de vous tentait seulement de les approcher. Ce sont les Filles de la Guerre, sacrées et interdites. Avez-vous déjà vu de près les animaux qu’elles montent ? » Je secouai la tête.
« Ils chargent facilement et rien ne peut les arrêter ; mais ils avancent toujours de la même manière – droit sur ce qui les importune, continuant ensuite sur une chaîne ou deux. Là, ils s’arrêtent, avant de faire demi-tour. »
J’observai les bêtes de plus près. Les arsinoïthères portent deux grosses cornes – non pas en berceau comme celles des taureaux, mais des cornes qui divergent à peu près comme peuvent s’écarter l’index et le majeur d’un homme. Ainsi que je pus bientôt le constater, ils chargent tête baissée, ces deux cornes parallèles au sol, et ceux-ci se comportèrent exactement comme Daria l’avait dit. Les tcherkajjis se remirent en formation et partirent à nouveau à l’attaque, avec leurs pertuisanes et leurs épées fourchues. Se dandinant loin derrière cette ruée, avançaient lourdement les arsinoïthères, la queue haute et leur tête noirâtre baissée ; se tenant aux montants des dais dorés qui les abritaient, les Filles de la Guerre à la peau mate et au sein profond restaient debout, immobiles. On pouvait deviner, à la manière dont ces femmes se tenaient, que leurs cuisses étaient aussi pleines que le pis des vaches laitières et aussi rondes que des troncs d’arbres.
Leur charge les conduisit jusqu’en plein milieu de la mêlée tourbillonnante, et même à l’intérieur des toutes premières lignes des carrés ennemis ; les fantassins asciens essayèrent de tirer dans les flancs de leurs montures, qui résistaient comme de la corne ou du cuir bouilli, et de monter sur leurs têtes, pour se retrouver lancés en l’air. Puis ils tentèrent d’escalader les flancs gris. À ce moment-là, les tcherkajjis se portèrent au secours des Filles de la Guerre, et, sous l’impétuosité de leur charge, la formation en échiquier plia et ondula, pour finir par perdre l’un de ses carrés.
À voir l’action d’un peu loin, je ne pus m’empêcher de comparer cette bataille à une partie d’échecs, ni de me dire qu’il y avait quelqu’un, quelque part, qui avait eu la même idée, et lui avait inconsciemment laissé donner forme à ses plans.
« Elles sont délicieuses, continua Daria pour me taquiner. On les sélectionne dès l’âge de douze ans ; à partir de là, on ne les nourrit que de miel et d’huiles essentielles. J’ai entendu dire que leur chair est tellement tendre qu’elles ne pourraient s’allonger sur le sol sans se blesser. Des coussins de plume les accompagnent dans tous leurs déplacements pour qu’elles puissent se reposer. Si elles les perdent, elles doivent dormir dans de la boue assez molle pour épouser la forme de leur corps. Les eunuques qui s’occupent d’elles doivent alors mélanger cette boue avec du vin réchauffé sur le feu pour qu’elles n’aient pas froid pendant leur sommeil.
— Nous devrions mettre pied à terre, dit Mesrop. Cela reposera les animaux. »
Mais je voulais suivre le déroulement de la bataille et je n’en fis rien, si bien que, bientôt, seuls Guasacht et moi-même étions encore en selle de toute la bacèle.
Une fois de plus, les tcherkajjis venaient de se faire repousser et se trouvaient pris sous une pluie de projectiles explosifs tirés par une artillerie qui restait invisible. Les peltastes se jetèrent à terre, se couvrant de leur grand bouclier. De nouveaux carrés d’Asciens débouchèrent de la forêt située sur le flanc nord de la vallée. Leurs flots semblaient n’avoir pas de fin ; il me sembla que nous affrontions des forces inépuisables.
Ce sentiment ne fit que s’accroître lorsque les tcherkajjis chargèrent pour la troisième fois. Un éclair de foudre toucha un arsinoïthère, le mettant en pièces sanglantes, ainsi que la ravissante jeune femme qu’il portait. L’infanterie tirait directement sur les Filles de la Guerre ; l’une d’elles se recroquevilla, et l’instant d’après, le palanquin et son dais avaient disparu dans une bouffée de flammes. Et c’est sur des cadavres brillamment habillés et des destriers morts qu’avancèrent les carrés de fantassins.
À la guerre, chaque pas en avant que fait celui qui domine peut le conduire à sa perte. Le terrain que la formation en échiquier venait de gagner exposait à notre unité l’un des flancs de son carré de tête. À mon grand étonnement, nous reçûmes l’ordre de nous mettre en selle, de nous déployer en ligne puis de foncer sur eux, tout d’abord au trot, ensuite au galop, et finalement, tandis que la gorge de bronze de tous les graisles sonnait la charge, de cet élan désespéré dont les destriers sont capables, et qui nous arrachait presque la peau du visage.