Si les tcherkajjis étaient légèrement armés, nous l’étions encore plus qu’eux. Il y avait cependant quelque chose de magique dans cette charge qui dégageait plus de puissance que les chants des sauvages qui étaient nos alliés. Le feu nourri de nos armes fit sur les premiers rangs adverses l’effet d’une faux s’attaquant à un champ de blé. Je fouettai des rênes l’étalon pie pour ne pas me laisser rattraper par le tonnerre de sabots que j’entendais derrière moi ; c’est cependant ce qui se produisit, et je pus voir Daria passer comme une flèche, la flamme de sa chevelure se tordant librement dans le vent, le contus dans une main, le sabre dans l’autre, et les joues plus blanches que les flancs écumants de son destrier. Je compris alors comment était née la tradition des tcherkajjis, et je fis tout mon possible pour accélérer encore afin que Daria ne se fasse pas tuer, même si cette idée fit rire Thècle par mes lèvres.
Les destriers ne courent pas comme des animaux ordinaires ; ils effleurent le sol comme la flèche, l’air. Pendant un bref instant, le feu de l’infanterie ascienne, encore à une demi-lieue de distance, s’éleva devant nous comme un mur de flammes. L’instant suivant, nous étions au milieu de leurs rangs, et les jambes de nos montures avaient du sang jusqu’aux genoux. Le carré que l’on aurait pu croire aussi solide qu’une construction de pierres s’était brutalement transformé en une foule de soldats au crâne rasé, affolés, encombrés de leur lourd bouclier, des soldats qui parfois s’entre-tuaient en cherchant à nous atteindre.
Dans le meilleur des cas, se battre est la chose la plus stupide qui soit ; mais on peut cependant en tirer un certain nombre de leçons. En particulier, l’avantage du nombre ne joue qu’avec le temps. Dans le feu de l’action, il n’y a qu’un homme qui se bat contre un ou deux autres hommes. En l’occurrence, nos destriers nous donnaient l’avantage, non seulement à cause de leur taille et de leur poids, mais aussi parce qu’ils mordaient et ruaient, et que les coups de leurs sabots avant étaient plus puissants que ceux que n’importe quel homme armé d’une massue aurait pu porter, Baldanders excepté.
Le feu trancha soudain mon contus ; je le lâchai, mais continuai de tuer, frappant à gauche, frappant à droite, puis de nouveau à gauche avec le cimeterre – pratiquement sans me rendre compte que la déflagration m’avait ouvert la cuisse.
J’ai bien dû abattre une demi-douzaine d’Asciens avant de m’apercevoir qu’ils se ressemblaient tous – non pas qu’ils aient eu des traits identiques (comme c’est le cas dans certaines unités de notre armée, où se trouvent des hommes qui sont plus que frères), mais parce que les différences que l’on pouvait relever entre eux paraissaient accidentelles et insignifiantes. J’avais déjà remarqué cette particularité chez les prisonniers que nous avions faits lors de la récupération du fourgon d’acier, mais elle ne m’avait alors pas produit autant d’impression que maintenant, au cœur de la folle bataille – elle me paraissait même un aspect de la folie qui régnait. Les poupées frénétiques qui s’agitaient étaient des deux sexes : les femmes avaient de petits seins pendants et faisaient une demi-tête de moins que les hommes, mais c’étaient les deux seules différences notables. On ne voyait qu’une houle d’yeux agrandis, brillants, sauvages, de cheveux coupés au ras du crâne, de joues émaciées, de bouches hurlantes et de dents saillantes.
Nous nous dégageâmes, comme avaient fait les tcherkajjis ; mais si le carré avait été entamé, il n’était pas détruit. Le temps de faire reprendre leur respiration à nos montures, il se reforma, derrière une barrière de légers boucliers polis. Un lancier s’ouvrit un passage dans le premier rang, et se précipita sur nous en agitant son arme. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait simplement d’une provocation ; puis, comme il se rapprochait (car un homme normal court infiniment moins vite qu’un destrier), qu’il voulait se rendre. Finalement, lorsqu’il fut à quelques pas de nos lignes, il ouvrit le feu, et l’un des nôtres l’abattit. Il mourut dans une convulsion qui propulsa sa lance enflammée dans le ciel, et je me souviens encore de la façon dont elle se tordit sur fond d’azur.
Guasacht se rapprocha de moi au trot. « Tu perds beaucoup de sang, observa-t-il. Pourras-tu tenir en selle pendant la prochaine charge ? »
Je me sentais aussi fort que jamais et le lui dis. « Il vaudrait pourtant mieux bander cette jambe. » La chair brûlée s’était craquelée, et le sang dégoulinait le long de ma cuisse. Daria, qui n’avait pas reçu la moindre blessure, me fit un pansement.
La charge à laquelle je me préparais n’eut jamais lieu. De manière tout à fait inattendue (du moins en ce qui me concerne), nous reçûmes l’ordre de faire demi-tour, et partîmes au petit trot vers le nord-est, à travers un territoire ouvert, fait d’ondulations successives recouvertes d’une herbe grossière qui crissait sous les sabots.
Les sauvages semblaient avoir disparu. À leur place, une nouvelle force avait fait son apparition, sur le côté maintenant devenu notre front. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait de cavaliers chevauchant des centaures – des créatures dont j’avais vu la représentation dans le petit livre brun. Je pouvais apercevoir la tête et les épaules des cavaliers au-dessus de la tête humaine de leur monture, les uns et les autres portants des armes. Lorsqu’ils furent plus près, je me rendis compte que l’explication n’était pas aussi romantique : c’étaient des hommes de petite taille – en fait des nains – juchés sur les épaules d’hommes très grands.
Nos lignes de marche étaient presque parallèles, et convergèrent légèrement au bout d’un moment. Les nains nous observaient avec ce qui paraissait être une attention réticente. Leurs porteurs ne nous regardaient même pas. Finalement, lorsque notre colonne ne fut plus qu’à quelques chaînes de la leur, nous fîmes halte pour leur faire face. Une frayeur comme je n’en avais jamais éprouvée me saisit lorsque je me rendis compte que ces étranges cavaliers et leurs étranges montures étaient des Asciens. Le but de notre manœuvre avait été de les empêcher de tomber sur le flanc des peltastes ; elle avait réussi, puisqu’il allait leur falloir franchir nos lignes s’ils voulaient faire comme prévu. J’évaluai leur troupe à quelque chose comme cinq mille individus, et ils étaient de toute évidence bien plus nombreux que nous à être prêts à combattre.
L’attaque ne vint cependant pas. Nous restions immobiles, formant une ligne serrée, étrier à étrier. En dépit de leur nombre, ils se contentaient de mouvements désordonnés et nerveux, comme s’ils pensaient tout d’un coup à nous contourner par la droite, puis l’instant d’après par la gauche, puis de nouveau par la droite. Il était cependant bien clair qu’ils ne pouvaient envisager une telle manœuvre sans qu’une partie de leurs forces nous attaque tout d’abord directement de front, afin de nous empêcher de frapper les autres par-derrière. De notre côté, nous n’ouvrîmes pas le feu, comme si nous espérions retarder indéfiniment le combat.
Nous eûmes droit, au bout d’un moment, à la répétition de ce qui s’était passé lorsqu’un lancier solitaire avait quitté son carré pour nous attaquer, un peu plus tôt. L’un des hommes de haute taille se mit soudain à foncer droit sur nous. Dans une main, il tenait un bâton étroit, à peine plus gros qu’une badine ; dans l’autre, une épée de ce modèle appelé shotel, qui se caractérise par une lame très longue à deux tranchants, dont l’extrémité est recourbée en demi-cercle – c’est-à-dire bien plus fortement qu’un cimeterre. Il ralentit sa course lorsqu’il fut à une certaine distance de nous, et je pus voir que ses yeux ne se dirigeaient nulle part, qu’il était en fait aveugle. Le nain qui était juché sur ses épaules avait une flèche encochée dans la corde d’un arc court et très recourbé.