Lorsque l’étrange couple fut à une demi-chaîne de nous, Erblon envoya deux hommes les intercepter. Mais avant qu’ils fussent à portée d’arme, l’aveugle détala à une vitesse stupéfiante, comparable à celle d’un destrier sauf qu’il courait dans un silence irréel. Il volait littéralement vers nous. Huit ou dix de nos soudards firent feu, et je pus alors constater combien il était difficile d’atteindre une cible se déplaçant à une telle allure. La flèche partit et explosa en une boule incandescente de lumière orange. Un soldat tenta de parer le coup de bâton de l’aveugle, mais c’est le shotel qui frappa en premier, et sa lame crochue vint ouvrir le crâne du malheureux.
Un groupe de trois aveugles montés de leurs nains se détacha à ce moment-là du gros de l’ennemi. Ils ne nous avaient pas encore atteints que d’autres groupes, de cinq ou six couples, en faisaient autant. Tout en bas de notre ligne, l’hipparque brandit son arme ; Guasacht donna l’ordre de charger, et Erblon fit sonner son graisle, bientôt imité par d’autres à sa droite et à sa gauche. Il en résulta une sorte de mugissement grave et puissant, comme si le bronze d’une cloche géante avait été ébranlé.
Je l’ignorais complètement à cette époque, mais la règle veut que, dans toute rencontre de cavalerie, le combat dégénère rapidement en escarmouches individuelles. C’est ce qui se passa ce jour-là. Nous nous jetâmes sur eux, perdant entre vingt ou trente des nôtres durant la charge, puis nous nous enfonçâmes dans leurs rangs. Nous fîmes aussitôt demi-tour pour les obliger à reprendre le combat : nous devions les empêcher de courir sus aux peltastes, et ne pas perdre le contact avec nos propres troupes. De leur côté, les Asciens durent se tourner pour nous faire face ; si bien qu’en peu de temps, le désordre était tel qu’il n’existait plus rien qu’on puisse qualifier de front, ni de tactique autre que celle que chacun improvisait dans l’instant pour lui-même.
La mienne consistait à me détourner dès que je voyais un nain prêt à décocher, et à essayer d’attraper les autres par-derrière ou de côté. Elle se montra assez efficace chaque fois que je pus l’appliquer, mais je ne tardai pas à me rendre compte que si les nains se retrouvaient quasiment inoffensifs lorsque l’aveugle qui les portait était tué sous eux, le contraire n’était pas vrai : privés de leur cavalier, les coureurs géants fonçaient dans tous les sens, en état de folie furieuse, attaquant tout ce qu’ils rencontraient avec une énergie frénétique et anarchique, si bien qu’ils devenaient plus dangereux que jamais.
En peu de temps, les flèches explosives des nains et les tirs de nos contus avaient allumé le feu en des dizaines d’endroits dans la prairie où nous nous affrontions. La fumée, qui nous aveuglait et nous étouffait, ne fit qu’augmenter la confusion qui régnait. J’avais perdu de vue non seulement Daria et Guasacht, mais tous ceux de la bacèle que je connaissais. Soudain, au milieu de l’âcre brouillard gris qui s’élevait du sol, je distinguai vaguement la silhouette d’un destrier aux prises avec quatre Asciens. Je me dirigeai vers lui, et continuai d’avancer en dépit de l’un des nains qui m’aperçut, et me décocha une flèche après avoir tourné vers moi sa monture aveugle. Le trait ne fit que me frôler, et l’instant suivant, j’entendis le craquement des os de l’aveugle sous les sabots de l’étalon. Un personnage velu se dressa alors au milieu de l’herbe en train de se consumer et s’attaqua par-derrière, à coups de hache, au deuxième couple d’Asciens ; comme un péon abat un arbre, il frappa trois ou quatre coups rapides au même endroit, jusqu’à ce que l’aveugle s’écroulât.
Le cavalier désarçonné au secours duquel je m’étais porté n’appartenait pas à mon unité ; c’était l’un des sauvages qui s’étaient trouvés un peu plus tôt sur notre droite. Il avait été blessé, et voir son sang couler me rappela que je l’étais aussi. Ma jambe était raide, et j’avais l’impression de ne plus avoir de forces. J’aurais bien aimé revenir vers la crête sud de la vallée et nos lignes, si j’avais seulement su dans quelle direction il fallait aller. Au point où j’en étais, je rendis les rênes à l’étalon et lui donnai un bon coup sur le flanc, me rappelant avoir entendu dire que ces animaux reviennent souvent tous seuls vers le dernier endroit où ils ont bu et se sont reposés. Il partit au grand trot, puis bientôt au grand galop. Il sauta brusquement, et faillit bien me jeter à terre. J’eus à peine le temps de voir un grand destrier mort, à côté du cadavre d’Erblon – le graisle de cuivre et le drapeau noir et vert gisant sur l’herbe en train de brûler. Je voulus faire demi-tour pour récupérer les deux objets, mais le temps que j’arrête son élan, je ne savais plus vers où il fallait se diriger. Sur ma droite, je vis alors apparaître une vague de cavaliers, une masse noire et presque informe à cause de la fumée, et toute hérissée de pointes. Loin derrière elle se dressait, fantomatique, une machine crachant du feu, une machine qui était comme une tour douée de mouvement.
À un moment donné, la horde était pratiquement invisible ; l’instant suivant, elle déferla sur moi comme un torrent. Je suis incapable de décrire avec davantage de précision ces cavaliers ou les bêtes qu’ils montaient ; non pas parce que je l’aurais oublié, moi qui n’oublie strictement rien, mais parce qu’à aucun moment je n’ai pu les voir clairement. Il n’était pas question de se battre ; tout ce que je pouvais faire était de tenter de ne pas mourir. Je réussis à parer le coup d’une lame tordue qui n’était ni exactement une épée ni tout à fait une hache ; l’étalon pie se cabra, et, lui faisant comme une corne de feu, je vis les pennes d’une flèche dépassant de son poitrail. Un cavalier vint nous percuter, et nous nous effondrâmes dans les ténèbres.
23
Le galion pélagique aperçoit la terre
La première chose que je ressentis en reprenant conscience fut la douleur dans ma cuisse. J’avais la jambe coincée sous le corps du destrier, et je me battis pour la dégager presque avant de savoir qui j’étais, où je me trouvais et ce que j’étais en train de faire. Mes mains, mon visage et jusqu’au sol sur lequel j’étais cloué étaient couverts d’une croûte de sang.
Tout était calme autour de moi – tellement calme. Je tendis l’oreille pour essayer de percevoir le roulement des sabots – ce roulement qui fait de Teur elle-même une caisse de résonance. Le silence était total. On n’entendait ni le cri de guerre des tcherkajjis ni les hurlements insensés qui montaient de la formation en échiquier des fantassins asciens quelque temps auparavant. J’essayai de me tourner pour m’arcbouter contre la selle, mais ne pus y arriver.
Quelque part, très loin, sans doute sur l’une des crêtes qui fermaient la vallée, un loup offrit son hurlement à la lune. Ce gémissement inhumain, que Thècle avait eu l’occasion d’entendre une ou deux fois lorsque la cour allait chasser dans la région de Silva, me fit comprendre que l’obscurité dans laquelle je me trouvais n’était due ni à la fumée de la prairie qui avait brûlé un peu plus tôt ni non plus, comme je l’avais craint un instant, à quelque blessure à la tête. Le peu de lueur qui régnait sur la terre était-elle celle du crépuscule ou de l’aube, je n’aurais su le dire.