Je me reposai, et peut-être ai-je même dormi ; puis un bruit de pas me réveilla à nouveau. Il faisait encore plus sombre que la fois précédente, me sembla-t-il. Les pas étaient lents, puissants mais légers. Ce n’était pas le bruit d’un peloton de cavalerie se déplaçant, ni celui d’une unité d’infanterie avançant au pas cadencé, mais une démarche encore plus lourde et lente que celle de Baldanders. J’ouvris impulsivement la bouche pour appeler au secours, mais la refermai aussitôt à l’idée que je pouvais attirer l’attention de quelque chose d’encore plus terrible que ce que j’avais une fois réveillé dans la caverne des hommes-singes. Je mis toute mon énergie à me tirer de sous l’étalon pie, et eus l’impression d’être sur le point de m’arracher la jambe. Un autre loup aussi effrayant que le premier mais beaucoup plus proche, lança son hurlement à l’île verte au-dessus de nos têtes.
Lorsque j’étais petit, on m’a souvent fait remarquer que je manquais d’imagination. Je ne sais si c’était vrai, mais si oui, l’imagination devait être l’apport de Thècle à notre entité, car je pouvais voir les loups dans mon esprit, formes noires de la taille au moins d’un onagre, et avançant en silence pour se répandre dans la vallée ; j’entendais même les côtes des morts craquer sous leurs puissantes mâchoires. Je me mis à crier frénétiquement, sans même savoir ce que je faisais.
J’eus l’impression que les pas pesants s’étaient arrêtés. Puis ils reprirent, et il devint évident qu’ils se rapprochaient de moi, qu’ils l’aient fait auparavant ou non. J’entendis un froissement d’herbe, et un petit phénocode, rayé comme une pastèque, fila en bondissant, terrifié par quelque chose que je ne pouvais pas encore voir. Il s’écarta d’un saut quand il m’aperçut ; un instant plus tard, il avait disparu.
Le graisle d’Erblon, je l’ai dit tout à l’heure, avait été réduit au silence. Mais un autre retentissait maintenant, lançant une note plus grave, plus prolongée et plus sauvage que tout ce que j’avais jamais entendu. Sur le fond du ciel crépusculaire, se dessina la silhouette d’un ophicléide tordu. Il retomba en arrêtant de jouer et, l’instant suivant, je pus voir la tête du musicien, venant s’interposer entre la lune et moi, à trois fois la hauteur du casque d’un soldat monté – une tête énorme et hirsute.
L’ophicléide retentit de nouveau, dans un bruit de cataracte ; mais cette fois je pus le voir s’élever, entre les deux défenses blanches, recourbées, qui le protégeaient de chaque côté. Je sus alors que je gisais sur le chemin du géant qui était le symbole même de la domination, la bête dont le nom est Mammouth.
Guasacht m’avait fait remarquer que je n’étais pas sans un certain pouvoir sur les animaux, même sans la Griffe. Je m’efforçai de l’utiliser maintenant, concentrant mes pensées jusqu’à ce que mes tempes me donnassent l’impression d’être sur le point d’éclater. La trompe du mammouth vint me flairer ; sa seule extrémité faisait bien une coudée de large. Il effleura mon visage d’un toucher aussi léger que celui d’une main d’enfant, m’aspergeant de la bruine née de sa respiration, chaude et sentant le foin. Le cadavre de l’étalon pie fut dégagé ; je tentai de me relever, mais retombai aussitôt. Le mammouth s’empara de moi en entourant ma taille de sa trompe, et me souleva plus haut que sa propre tête.
La première chose que je vis fut la gueule d’un trilhoène surmonté d’une énorme lentille sombre, convexe, de la taille d’une assiette. Il était complété par un siège pour l’utilisateur, mais personne n’y était installé. Le tireur en était descendu et se tenait sur le cou de la bête, un peu comme un marin se serait tenu sur le pont de son navire, une main sur le canon pour garder l’équilibre. Une lumière vint éclairer mon visage pendant quelques instants et m’aveugla.
« C’est vous ! Les miracles se multiplient pour nous. » La voix n’était exactement ni celle d’un homme ni celle d’une femme ; elle aurait pu à la rigueur être celle d’un enfant. Je fus déposé aux pieds de celui qui venait de parler, qui ajouta : « Vous êtes blessé. Pouvez-vous vous servir de cette jambe ? »
Je réussis à bredouiller que je n’en étais pas sûr.
« C’est un endroit qui convient mieux pour faire une bonne chute que pour y rester étendu… Il y a bien un palanquin, un peu plus en arrière, mais je ne crois pas que Mamillian puisse l’atteindre de sa trompe. Il va vous falloir rester adossé ici contre le pivot du trilhoène. »
Je sentis ses mains, petites, douces et humides, me prendre sous les bras. Ce fut peut-être leur toucher qui me fit découvrir son identité : j’avais affaire à l’androgyne que j’avais rencontré dans la Maison turquoise, alors recouverte de neige, puis plus tard dans la pièce habilement étrécie pour ressembler à une peinture qui aurait été accrochée dans une galerie du Manoir Absolu.
L’Autarque.
Grâce aux souvenirs de Thècle, je le vis dans une robe couverte de joyaux. Bien qu’il eût dit m’avoir reconnu, l’état de stupeur dans lequel je me trouvais était tel que je n’arrivais pas à le croire, et que j’éprouvai le besoin de lui donner la phrase de code que nous avions autrefois échangée : « Le galion pélagique aperçoit la terre.
— En effet, c’est exactement ça. Je crains cependant qu’en cas de chute, Mamillian soit loin d’être assez rapide pour vous rattraper… en dépit de son indéniable sagesse. Aidez-le à vous aider. Je ne suis pas aussi fort que j’en ai l’air. »
Je réussis à m’accrocher d’une main à l’affût du trilhoène, et à me traîner sur l’espèce de tapis-brosse à l’odeur musquée qui n’était autre que le pelage du mammouth. « Bien sincèrement, vous ne m’avez jamais paru bien fort.
— Vous avez le coup d’œil du professionnel, et vous devriez vous y entendre ; mais je le suis encore moins que cela. En revanche, vous m’êtes toujours apparu comme taillé dans la corne et le cuir de buffle bouilli. J’ai certainement raison, sans quoi vous seriez mort depuis longtemps. Qu’est-il arrivé à votre jambe ?
— Brûlée, je crois.
— Nous allons devoir trouver quelque chose pour guérir cela. » Il éleva légèrement la voix : « À la maison, Mamillian, à la maison !
— Puis-je vous demander comment il se fait que vous vous trouviez ici ?
— Je voulais voir de quoi avait l’air le champ de bataille. Vous y avez combattu aujourd’hui, à ce que je vois ? »
J’acquiesçai, et ma tête me donna l’impression qu’elle allait rouler de mes épaules.
« Moi, je ne me suis pas battu… c’est-à-dire si, mais pas personnellement, reprit l’Autarque. J’ai envoyé certains corps auxiliaires légers sur le terrain, en les faisant soutenir par une légion de peltastes. Je suppose que vous deviez faire partie des auxiliaires. Avez-vous vu de vos amis tués ?
— Je n’en avais qu’une. Elle allait très bien la dernière fois que je l’ai vue. »
Je vis briller ses dents dans le clair de lune. « Vous vous intéressez toujours autant aux femmes. Était-ce cette Dorcas dont vous m’avez parlé ?
— Non. Ça n’a pas d’importance. » Je ne savais absolument pas comment exprimer ce que j’aurais voulu dire. (Il n’y a rien de plus mal élevé que de dire ouvertement à quelqu’un que l’on a percé son incognito.) Je m’en sortis finalement en lâchant : « Je peux voir que vous détenez un rang élevé dans notre Communauté. Si cela ne risque pas de me valoir d’être poussé du dos de cet animal, pouvez-vous me dire comment il se fait que quelqu’un qui commande aux légions se soit également trouvé à la tête de cette maison du Quartier Algédonique ? »