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Tandis que je parlais, la nuit était rapidement devenue plus noire, les étoiles s’éteignant les unes après les autres comme les bougies dans une salle de bal quand la fête est finie, et que les domestiques vont des unes aux autres, une mouchette à grand manche à la main, où pend une mitre d’or. Loin, très loin de moi, j’entendis s’élever la voix de l’androgyne : « Vous n’ignorez pas qui nous sommes. Nous sommes cette entité elle-même, celui qui règne par lui-même, l’Autarque. Et nous savons autre chose : nous savons qui vous êtes. »

Comme je m’en rends seulement compte maintenant, maître Malrubius était très gravement malade avant de mourir. Je n’en avais pas conscience à l’époque, car l’idée de la maladie m’était étrangère. La moitié de nos apprentis, sinon davantage, mouraient avant d’avoir été élevés au grade de compagnon ; il ne m’était pourtant jamais venu à l’esprit que notre tour puisse être un endroit malsain, ni que les eaux du Gyoll, où nous nous baignions si souvent, n’étaient guère plus propres que celles d’une fosse à purin. Depuis toujours, les apprentis mouraient, et lorsque nous, les survivants, creusions leurs tombes, nous tombions sur des ossements d’enfants, crânes, bassins, qu’à chaque génération nous enterrions à nouveau jusqu’à ce qu’ils soient tellement réduits en fragments par nos pelles et nos pioches que leurs particules crayeuses se dissolvent dans le sol goudronneux. Pour ma part, je n’ai jamais eu à souffrir d’autre chose que d’un mal de gorge ou d’un nez qui coulait, des formes de maladies dont le seul rôle paraît être de faire croire aux gens bien portants qu’ils savent ce qu’est vraiment la maladie. Maître Malrubius était réellement malade – car être malade consiste à voir la mort dans toutes les ombres.

Lorsqu’il se tenait à sa petite table, on sentait qu’il avait conscience de la présence de quelqu’un debout derrière lui. Il regardait constamment devant lui, ne tournait jamais la tête et bougeait à peine les épaules ; quand il parlait, c’était tout autant pour cet auditeur invisible que pour nous.

« J’ai fait de mon mieux, les enfants, pour vous apprendre les rudiments du savoir. Ils sont comme les graines d’arbres qui devront pousser et fleurir dans vos esprits. Sévérian, regarde donc le Q que tu viens de tracer. Il devrait être bien rond et bien plein, comme la figure d’un petit garçon heureux, mais l’une de ses joues est aussi creuse que les tiennes. Vous avez tous vu, les enfants, comment la moelle épinière, en s’élevant elle-même vers son point culminant, s’épanouit et finalement fleurit dans les myriades de connexions du cerveau. Et celui-là avec une joue bien ronde, et l’autre flétrie et toute ratatinée. »

Sa main tremblante avait voulu prendre le crayon à ardoise, mais l’objet lui échappa des doigts, et roulant sur le pupitre, alla tomber bruyamment sur le sol. Il ne se baissa pas pour le ramasser, craignant, je crois, d’apercevoir l’invisible présence dans ce simple mouvement.

« J’ai passé une bonne partie de ma vie, les enfants, à essayer de planter ces graines dans les apprentis de notre guilde. J’ai obtenu quelques réussites, mais pas tellement. Il y avait un garçon, mais il… »

Il alla jusqu’à l’écoutille et cracha, et comme j’étais assis à proximité, je pus voir les tortillons de sang mélangés à la glaire. Je compris alors que la raison m’empêchant d’apercevoir la silhouette sombre (car la mort est d’une couleur encore plus sombre que la fuligine) qui l’accompagnait était que celle-ci se confondait avec lui.

De même que je venais de découvrir que la mort, sous une nouvelle forme qui était celle de la guerre, pouvait m’effrayer, alors qu’elle me laissait indifférent sous les anciennes, j’apprenais que la faiblesse de mon corps pouvait m’inspirer les mêmes sentiments de terreur et de désespoir que mon vieux maître avait certainement éprouvés. Je passai par des moments de conscience et d’inconscience.

Comme les vents errants du printemps, la conscience des choses me venait et partait, et moi, qui avais si souvent eu de la difficulté à trouver le sommeil, assiégé que j’étais par la foule de mes souvenirs, j’étais réduit à me battre pour rester éveillé, comme se bat un enfant pour faire voler un cerf-volant hésitant en tirant sur la corde. Par moments, j’oubliais tout, mis à part mon corps couvert de blessures. Celle de ma cuisse, que j’avais à peine sentie au moment où je l’avais reçue et dont j’avais pu si facilement contenir les élancements après avoir été bandé par Daria, palpitait douloureusement au point de constituer un fond de souffrance sur lequel couraient toutes mes pensées, comme le grondement de la tour des Tambours à l’époque du solstice. Je ne cessais pas de changer de position, ayant toujours l’impression d’être posé sur cette cuisse.

J’entendais sans voir, et par moments voyais sans entendre. Ma joue roula des soies rudes de Mamillian pour se poser sur un coussin tissé des plumes minuscules et duveteuses d’oiseaux-mouches.

Puis je vis, tenues par des singes à l’attitude solennelle, des torches à la flamme écarlate et dorée qui rayonnaient. Un homme portant des cornes et un museau de taureau se pencha sur moi – constellation brusquement devenue vivante. Je lui adressai la parole pour lui dire que je n’étais pas sûr de me souvenir de la date exacte de ma naissance, et que si c’était lui, l’esprit de la prairie à la force sans artifice, qui avait jusqu’ici dirigé ma vie, je l’en remerciais ; puis je me souvins de savoir la date, et de ce que mon père, jusqu’à sa mort, avait donné chaque année un bal pour mon anniversaire, qui tombait sous le Cygne. Il m’écouta attentivement, tournant sa tête de côté pour me regarder de son gros œil brun.

24

L’atmoptère

Sur mon visage, le soleil.

Je m’efforçai de m’asseoir, mais ne réussis qu’à me redresser sur un coude. Tout autour de moi palpitait une sphère de couleurs – pourpre et cyan, rubis et azur, l’orpiment du soleil transperçant ces nuances enchanteresses comme une épée pour venir frapper mes yeux. Puis quelque chose vint soudain s’interposer devant eux, et leur disparition révéla ce que leur splendeur m’empêchait de voir : j’étais étendu sous un pavillon en forme de dôme fait de bandes de soie de teintes différentes, dont la porte était ouverte.

Le cornac du mammouth se dirigeait vers moi. Il portait une robe safran, la tenue dans laquelle je l’avais toujours vu, et tenait une badine d’ébène trop légère pour être une arme. « Vous vous en êtes tiré, me dit-il.

— Je voudrais bien vous dire oui, mais j’ai bien peur que le seul effort de parler ne me tue. »

Ma repartie le fit sourire, même si ce sourire se réduisait à un léger mouvement des lèvres. « Comme vous devriez le savoir mieux que quiconque ou presque, les souffrances que nous endurons dans cette existence rendent possibles tous les crimes joyeux et les agréables abominations que nous commettrons dans la suivante… N’avez-vous pas envie d’aller toucher vos dividendes ? »

Je secouai la tête, et la laissai retomber sur l’oreiller. Il était doux et dégageait une légère odeur de musc.

« C’est tout aussi bien, car il se passera un certain temps avant que vous puissiez le faire.

— Est-ce ce qu’a dit votre médecin ?

— Je suis mon propre médecin, et c’est moi qui vous ai soigné. L’état de choc était votre problème majeur… Voilà qui a l’air d’une affection de vieille femme, comme vous êtes certainement en train de vous le dire en ce moment. Il tue néanmoins bien des hommes ayant reçu des blessures. Si tous ceux des miens qui en meurent survivaient, j’accepterais de gaieté de cœur la perte de tous ceux qui reçoivent une lame en pleine poitrine.