— Jusqu’à maintenant, je doutais que vous eussiez conscience de l’ignorer. Vous ne le savez donc pas ? »
J’avais la gorge sèche comme du parchemin, mais je n’aurais pu dire pourquoi. « Je suppose que non, répondis-je. Je n’en avais pas vu un seul avant d’être admis au lazaret des pèlerines. Vue du sud, la guerre paraît infiniment lointaine. »
Il eut un geste d’acquiescement. « Nous les avons repoussés vers le nord de la moitié de la distance qu’ils avaient conquise dans le Sud sur nous, les autarques. Quant à ce qu’ils sont, vous le découvrirez le moment venu… Ce qui importe est que vous désiriez le savoir. » Il se tut quelques instants. « Les deux pourraient être les nôtres. Ces deux armées, non pas seulement celle du Sud… Me conseilleriez-vous de m’emparer des deux ? » Tout en parlant, il manipula des éléments du tableau de bord, et l’atmoptère plongea vers l’avant, sa poupe pointée vers le ciel et sa proue vers la surface verdoyante de la planète, comme s’il voulait nous écraser sur le terrain que les deux forces se disputaient.
« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, lui avouai-je.
— La moitié de ce que vous avez dit d’eux est inexact. Ils ne viennent pas des régions chaudes du Nord, mais du continent qui s’étend à hauteur de l’équateur ; par contre, vous aviez raison en disant qu’ils sont les esclaves d’Erèbe. Ils pensent être les alliés des choses qui attendent dans les profondeurs. Mais la vérité est qu’Érèbe et ses pairs me les abandonneraient si je leur donnais le Sud en échange. Vous et tout le reste. »
J’étais obligé de m’agripper à mon siège pour ne pas lui tomber dessus. « Pourquoi me racontez-vous tout ça ? »
L’atmoptère se redressa en dansant, comme un bateau d’enfant dans un bassin.
« Parce qu’il ne va pas tarder à être indispensable que vous sachiez que d’autres ont éprouvé ce que vous allez bientôt éprouver. »
Je n’arrivais pas à formuler une question que je me sentisse le courage de poser. Je pris finalement le biais de lui demander : « Pouvez-vous me dire, comme vous l’avez promis, pourquoi vous avez fait tuer Thècle ?
— Ne vit-elle pas en Sévérian ? »
Dans mon esprit, un mur sans fenêtre s’écroula. Je hurlai : « Je suis mortel » sans même avoir conscience de ce que j’étais en train de dire avant que les mots ne sortissent de ma bouche.
L’Autarque s’empara d’un pistolet caché dans le tableau de bord, le laissant posé sur ses cuisses lorsqu’il se tourna vers moi.
« Vous n’en aurez pas besoin, Sieur, haletai-je. Je suis bien trop faible.
— Vous avez de remarquables pouvoirs de récupération… comme je l’ai déjà constaté. Oui, la châtelaine Thècle n’est plus, sauf qu’elle perdure en vous, et même si vous êtes tous deux constamment ensemble, chacun de vous est solitaire… Cherchez-vous toujours Dorcas ? Vous m’en avez parlé, si vous vous en souvenez, au Manoir Absolu.
— Pourquoi avez-vous tué Thècle ?
— Cela n’a pas dépendu de moi. Votre erreur vient de ce que vous m’imaginez à la base de tout ce qui se passe. Mais ce n’est le cas de personne… ni de moi, ni d’Érèbe, ni de quiconque. Pour ce qui est de la châtelaine, vous êtes elle. Avez-vous été arrêtée ouvertement ? »
Le souvenir de ces moments me revint avec une acuité que je n’aurais pas crue possible. J’étais en train de parcourir un couloir dont les murs étaient décorés avec des rangées de masques d’argent à l’expression triste ; j’entrai dans l’une des pièces abandonnées hautes de plafond, dont les anciennes tentures sentaient le moisi. Le messager que je devais y rencontrer n’était pas encore arrivé. Sachant que les canapés poussiéreux saliraient ma robe, je pris soin de m’asseoir sur une chaise, un objet délicatement fuselé tout en dorure et en ivoire. Derrière moi, la tapisserie se détacha du mur ; je me rappelle l’avoir regardée et avoir vu la Destinée couronnée de chaînes et le Ressentiment avec son bâton et son miroir, tout de laine tissée aux couleurs vives, descendre soudain vers moi.
« Vous avez été enlevée par certains officiers, m’expliqua l’Autarque, qui avaient appris que vous transmettiez des informations à l’amant de votre demi-sœur. Enlevée en secret, à cause de la grande influence de votre famille dans le Nord, et reléguée dans une prison presque oubliée. Le temps que j’apprenne ce qui s’était passé, vous étiez déjà morte. Aurais-je dû punir des officiers ayant agi par pur patriotisme en mon absence ? Car c’était bien de cela qu’il s’agissait : ils étaient des patriotes, et vous une traîtresse.
— Moi, Sévérian, je suis aussi un traître », objectai-je. Et, pour la première fois, je lui racontai en détail comment j’avais eu l’occasion de sauver la vie de Vodalus, ainsi que le banquet auquel j’avais plus tard assisté en sa compagnie.
Lorsque j’eus terminé mon récit, il hocha la tête, comme pour lui-même. « Une bonne partie de la loyauté que vous éprouviez pour Vodalus devait en fait venir de la châtelaine. Elle a commencé de vous en imprégner avant de mourir, mais encore plus après sa mort. Si naïf que vous ayez été, je suis certain que vous ne l’étiez pas au point de croire que c’est par une pure coïncidence que l’on vous a servi sa chair lors du banquet des nécrophages.
— Même s’il avait su les rapports que j’avais eus avec elle, protestai-je, il n’avait pas le temps matériel de faire venir son cadavre de Nessus. »
L’Autarque sourit. « Auriez-vous oublié m’avoir dit il y a à peine un instant qu’après que vous l’avez sauvé, il s’est enfui dans un vaisseau semblable à celui-ci ? Depuis cette forêt, située à une douzaine de lieues à peine à l’extérieur du grand mur de Nessus, il n’avait besoin que d’une veille pour voler jusqu’au centre de la ville, y déterrer un corps que les gelées de printemps avaient protégé de la putréfaction, et revenir. En fait, il n’avait même pas besoin d’en savoir tant ou d’agir si promptement. Il a très bien pu apprendre, pendant que vous étiez emprisonné par votre propre guilde, que la châtelaine Thècle, qui lui était restée fidèle jusque dans la mort, n’était plus. En servant de sa chair à ceux qui le suivaient, il ne faisait que renforcer leur foi en sa cause. Il n’avait pas besoin d’autre raison pour récupérer son corps et l’enterrer de nouveau dans une cave à neige, ou encore dans l’une de ces mines abandonnées qui abondent dans la région. Sur ces entrefaites vous arrivez : il souhaite vous lier à lui, et profite de l’occasion pour ordonner le festin. »
Quelque chose passa à côté de la cabine, trop rapidement pour être identifiable. L’instant d’après, l’atmoptère se mettait à tanguer sous la violence de l’air déplacé, tandis que des points lumineux manœuvraient sur l’écran.
Avant que l’Autarque ait pu seulement reprendre les contrôles de l’appareil, nous tombions en arrière. Il y eut une détonation tellement puissante qu’elle me laissa comme paralysé, tandis que le ciel réverbérant de son écho s’ouvrait comme une fleur de feu sulfureuse. J’avais déjà vu un moineau, touché par une pierre venue de la fronde d’Eata, tourbillonner dans l’air exactement comme nous le faisions et, comme nous, tomber, en battant désespérément d’une aile.
Je m’éveillai dans le noir, l’odeur âcre de la fumée se mélangeant à celle de la terre humide. Pendant un moment – ou une veille –, j’oubliai avoir été arraché de dessous l’étalon pie, et crus me trouver encore gisant sur le champ de bataille où, en compagnie de Daria, Guasacht, Erblon et les autres, j’avais combattu les Asciens.