Lorsque je pus voir à nouveau, une bonne demi-douzaine d’Asciens avaient disparu, tandis que le reste tirait sur des cibles aériennes que je distinguais à peine. Une forme blanchâtre tomba de l’une d’elles ; je crus qu’elle allait exploser et je cachai ma tête dans mes bras, mais au lieu de cela, la coque de l’atmoptère retentit avec un bruit de cymbale. Un corps – un corps humain, brisé comme une poupée – venait de la frapper. Je ne vis pas de trace de sang.
L’un des evzones me força à me relever et m’enfonça le canon de son arme dans le dos pour me faire avancer. Deux hommes soutenaient l’Autarque comme m’avaient soutenu les femmes-chattes le matin même. Je me rendis compte que j’avais perdu tout sens de l’orientation. On voyait encore briller la lune, mais les nuages cachaient la plupart des étoiles. Je cherchai en vain des yeux la Croix ainsi que ces trois étoiles que, pour quelque mystérieuse raison, l’on appelle les Huit et que l’on voit en permanence à l’horizon méridional. Certains evzones étaient encore en train de tirer lorsqu’une flèche – ou une sagaie – à la pointe aveuglante vint exploser au milieu de nous en mille éclats aveuglants.
« Ça devrait aller », murmura l’Autarque.
J’étais en train de me frotter les yeux, avançant en trébuchant, mais trouvai tout de même le moyen de lui demander ce qu’il voulait dire.
« Pouvez-vous voir quelque chose ? Non, eux non plus. Nos amis là-haut… Les hommes de Vodalus, je crois… ne savaient pas que nos agresseurs étaient si bien armés. Ils sont maintenant devenus incapables de tirer efficacement, et dès que ce nuage passera devant le disque de la lune… »
Je ressentis une impression de froid, comme si un petit vent glacial descendu de la montagne était venu refroidir l’air tiède dans lequel nous baignions. Quelques instants à peine auparavant, j’étais au désespoir d’être tombé aux mains des soldats décharnés. Et maintenant j’aurais donné n’importe quoi pour être assuré de rester encore avec eux.
L’Autarque était à ma gauche, écroulé entre les deux evzones qui, pour mieux le soutenir, avaient mis leur arquebuse en bandoulière dans le dos. Sous mes yeux, sa tête roula de côté, et je compris qu’il était inconscient et peut-être même mort. « Légion », l’avaient appelé les femmes-chattes : il n’était pas besoin d’être très futé pour mettre en rapport ce titre avec ce qu’il m’avait dit dans l’atmoptère. De même qu’en moi s’étaient confondus Sévérian et Thècle, de même plusieurs personnalités devaient s’être fondues en lui. Depuis la nuit où je le vis pour la première fois, lorsque Roche m’avait conduit à la Maison turquoise (un nom bizarre, dont je commençais peut-être à soupçonner la signification), j’avais déjà eu l’intuition de la complexité de sa pensée, comme nous devinons, même sous un éclairage insuffisant, la complexité d’une mosaïque avec sa myriade de fragments infinitésimaux qui, en se combinant, reproduisent le visage et les yeux fixes du Nouveau Soleil.
Il m’avait fait comprendre que j’étais destiné à lui succéder, mais quelle allait être la durée de mon règne ? Si absurde que cela ait pu paraître pour quelqu’un qui était non seulement prisonnier de l’ennemi, mais blessé et faible au point qu’une veille passée étendu sur l’herbe sans bouger m’aurait semblé le paradis, je me sentais dévoré par l’ambition. Il m’avait dit que je devais avaler la drogue et manger sa chair tant qu’il était encore vivant ; et moi qui l’aimais, j’aurais été jusqu’à arracher la mienne à la prise de ceux qui me détenaient, si j’en avais possédé la force, afin de m’emparer du luxe, de la pompe et du pouvoir que ce geste représentait. J’étais maintenant Sévérian et Thècle unis en un seul corps ; mais peut-être l’apprenti bourreau en haillons avait-il, sans bien s’en rendre compte, rêvé avec plus d’intensité à ces choses que la jeune exultante retenue en captivité à la cour. Je sus alors ce que la pauvre Cyriaque avait éprouvé dans les jardins de l’archonte ; mais son cœur eût éclaté si elle avait éprouvé avec autant de force ce que je ressentais en ce moment.
L’instant d’après, je ne voulais déjà plus. Quelque chose en moi chérissait cette intimité, au fond de moi, que même Dorcas n’avait pas pénétrée. Au plus profond des circonvolutions de mon cerveau, dans l’étreinte de leurs molécules, Thècle et moi avions été liés. Que tous ces autres – une douzaine ou un millier, car en absorbant la personnalité de l’Autarque, j’absorberais aussi celles de tous ceux qu’il avait lui-même incorporés – pénètrent là où nous nous trouvions serait, me semblait-il, comme la foule d’un bazar faisant irruption dans un boudoir. Je serrai plus étroitement le cœur de ma compagne contre moi, et je la sentis elle-même m’embrasser comme elle ne l’avait jamais fait.
La lumière de la lune diminua comme lorsque l’on ferme progressivement l’ouverture en forme d’iris d’une lanterne magique, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul et minuscule point, puis plus rien. Les evzones asciens continuèrent de faire feu de leurs arquebuses, lançant tout un réseau de rayons couleur lilas et héliotrope qui monta très haut dans l’atmosphère pour finalement aller se planter comme autant d’aiguilles dans les nuages, mais sans résultat. Je sentis une brusque bouffée d’air chaud passer, puis quelque chose que je ne saurais décrire que comme un éclair noir. L’Autarque avait disparu, et une silhouette énorme se précipitait sur moi. Je me jetai à terre.
Peut-être ai-je touché le sol, mais je ne m’en souviens pas. L’instant d’après, pratiquement sans transition, je glissai dans les airs, tournant, montant très certainement, tandis qu’en dessous Teur n’était plus qu’une nuit plus profonde. Une main tendineuse, aussi dure que de la pierre et trois fois plus grande qu’une main humaine, m’enserrait par la taille.
Nous plongeâmes, tournâmes, dérapâmes, et glissâmes latéralement sur une invisible pente aérienne, puis, chevauchant une colonne d’air ascendante, montâmes jusqu’à ce que le froid me pique la peau et raidisse mes membres. Me tordant le cou pour regarder au-dessus de moi, je pus voir les inhumaines mâchoires blanches de l’entité qui m’emportait. C’étaient celles du cauchemar que j’avais fait voici des mois, lorsque j’avais partagé la couche de Baldanders, si ce n’est que dans le rêve j’étais sur son dos. À quoi tenait cette différence entre songe et réalité, je ne saurais le dire. Je criai (je ne sais plus quoi) et au-dessus de moi la chose ouvrit un bec en cimeterre pour chuinter.
Et d’en haut, également, me vint la voix d’une femme qui me lança : « Je t’ai maintenant restitué ce que tu m’avais donné devant la mine – tu es toujours en vie. »
26
Au-dessus de la jungle
C’est à la lueur des étoiles que nous touchâmes terre. L’impression était celle d’un réveil ; il me semblait que ce n’était pas le ciel, mais le pays du cauchemar que je laissais derrière moi. Comme tombe une feuille, l’immense créature s’était mise à décrire des cercles de plus en plus étroits dans des couches d’air dont la température augmentait régulièrement, jusqu’à ce que je puisse sentir l’odeur caractéristique du jardin de la Jungle : mélange de vie verdoyante et de bois pourrissant, avec les parfums émanant de vastes fleurs cireuses sans nom.
Le noir sommet d’une ziggourat s’élevait au-dessus de la canopée – partiellement habillée de vert, car les arbres poussaient aussi dans les fissures de ses parties ruinées comme des champignons sur une vieille souche. C’est là que nous nous posâmes, aussi délicatement que si nous étions sans poids ; aussitôt, nous fumes entourés de torches et de voix excitées. J’avais encore la tête qui me tournait d’avoir respiré l’air glacé et raréfié de l’altitude.