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Des mains humaines remplacèrent les griffes qui m’avaient si longtemps tenu. Nous longeâmes des corniches, et descendîmes des volées de marches branlantes jusqu’à ce que je me retrouve enfin devant un feu de l’autre côté duquel se tenait Vodalus, toujours aussi beau, l’expression impassible, assis, près de sa compagne au visage en forme de cœur, Théa, notre demi-sœur.

« Qui est-ce ? » demanda Vodalus.

J’essayai de lever les bras, mais ceux qui m’accompagnaient retinrent mon mouvement. « Suzerain, dis-je alors, vous devriez me reconnaître. »

Venue de derrière moi, la voix que j’avais entendue dans les airs s’éleva à nouveau. « L’homme pour lequel j’ai payé le prix, l’assassin de mon frère. Pour lui, avec Héthor qui me sert, je vous ai servi.

— Alors pourquoi me l’as-tu amené ? Il est à toi. Craignais-tu qu’en le voyant, je ne regrette l’accord que nous avons conclu ? »

Peut-être étais-je plus fort que je n’en avais l’impression. Peut-être ai-je seulement surpris l’homme qui se trouvait à ma droite à un moment où il n’était pas sur ses gardes. Quoi qu’il en fût, je réussis à me tourner et, le déséquilibrant, à le jeter dans le feu, où ses pieds firent voler des tisons.

Derrière moi se tenait Aghia, nue jusqu’à la ceinture, avec Héthor un peu en retrait exhibant ses vieilles dents pourries, tandis qu’il caressait la poitrine d’Aghia de ses mains. Je tentai de fuir. Aghia me frappa de sa main ouverte. Je sentis ma joue s’ouvrir, puis une douleur brûlante, enfin le sang qui coulait.

J’ai depuis appris que cette arme curieuse s’appelait une lucivee et que Aghia la détenait parce que Vodalus avait formellement interdit le port d’arme en sa présence, ses gardes du corps exceptés. À la voir, ce n’est qu’une petite barre de métal, avec un anneau pour le pouce et un autre pour le petit doigt, dotée de quatre ou cinq courtes lames recourbées que l’on peut cacher dans le creux de sa main. Rares, cependant, sont ceux qui ont échappé à sa morsure.

Je fus l’un de ceux-là. Au bout de deux jours, je me réveillai dans une pièce nue et fermée à clef. Peut-être existe-t-il, pour chaque personne, une pièce plus familière que toutes les autres : pour un prisonnier, c’est toujours une cellule. Moi qui avais travaillé à l’extérieur de tant de cellules, à faire passer des plateaux de nourriture aux fous et aux défigurés, savais maintenant, une fois de plus, ce que c’était que d’être enfermé. À quoi cette ziggourat avait été autrefois destinée, je n’ai jamais pu le deviner ; peut-être à servir de prison, après tout ? Mais elle aurait pu aussi bien être un temple, ou bien l’atelier d’un art désormais perdu. Ma cellule faisait environ deux fois la taille de celle que j’avais occupée dans les sous-sols de la tour des bourreaux : six pas de large pour dix de long. Abandonnée contre le mur, se trouvait sa porte primitive, fabriquée dans un alliage qui brillait encore, mais inutilisable par les geôliers de Vodalus, car le mystère de son système de fermeture leur échappait. L’entrée était fermée par une autre plus récente, assez grossièrement taillée dans le bois extrêmement dur de l’une des essences de la jungle. Très haut dans le mur décoloré s’ouvrait une fenêtre – tel n’était pas son rôle à l’origine, à mon avis –, qui n’était qu’une minuscule ouverture circulaire à peine plus grosse que mon bras, et d’où provenait la seule clarté qui éclairait la cellule.

Il me fallut récupérer pendant encore trois jours avant d’avoir suffisamment de force pour sauter, et, en m’accrochant de la main à son rebord inférieur, pour être capable de me hisser à sa hauteur et de jeter un coup d’œil à l’extérieur. La première fois que j’y arrivai, je ne vis qu’une sorte de paysage de verdure moutonneuse ponctué de papillons – un décor tellement différent de ce que j’attendais que je crus un instant avoir perdu la raison, et faillis lâcher prise tant fut grand mon étonnement. Il s’agissait, comme je finis par m’en rendre compte, du royaume aérien du sommet des arbres, où des géants de plus de dix chaînes déploient la prairie de leur feuillage, que seuls les oiseaux fréquentent, d’habitude.

Un vieillard au visage intelligent mais à l’expression malveillante avait pansé ma joue et changé les bandages de ma jambe. Un peu plus tard, il vint avec un jeune garçon d’environ treize ans, et brancha le système sanguin de l’enfant sur le mien, jusqu’à ce que les lèvres de ce dernier prennent la couleur du plomb. Je demandai au vieux mire d’où il venait, et celui-ci, pensant vraisemblablement que j’étais natif de la région, me répondit : « De la grande ville du Sud, dans la vallée du fleuve qui coule des régions froides. C’est un fleuve plus long que le vôtre, appelé le Gyoll ; mais ses inondations sont moins violentes.

— Vous êtes très habile, remarquai-je. C’est la première fois que j’ai connaissance d’une telle opération. Je me sens déjà nettement mieux, et préférerais que vous arrêtiez avant que le garçon meure. »

Le vieil homme lui pinça la joue. « Il s’en remettra rapidement – assez tôt pour me chauffer le lit, cette nuit. À cet âge, il n’y a pas de problème. Non, ce n’est pas ce que vous croyez ! Je dors à côté de lui simplement parce que l’haleine des jeunes est un reconstituant pour ceux qui ont accumulé les années. Voyez-vous, la jeunesse est une maladie, et on peut espérer la contracter sous une forme bénigne… Comment va votre blessure ? »

Il n’aurait pu trouver meilleure formule de dénégation – admettre ouvertement son vice aurait pu tenir à quelque désir pervers de faire croire à la pérennité de ses capacités sexuelles – pour me convaincre de sa pédophilie. Je lui répondis la vérité, à savoir que ma joue droite était encore insensible, mis à part une légère sensation de brûlure aussi agaçante qu’une démangeaison, tout en me demandant laquelle de ses charges coûtait le plus au malheureux enfant.

Le vieil homme défit mon pansement, et m’appliqua une nouvelle couche du même onguent brun et puant qu’il avait utilisé précédemment. « Je reviendrai demain, me dit-il. Je pense cependant que vous n’aurez plus besoin des services de Marnas. Vous récupérez remarquablement bien. Son Exaltation » (ajouta-t-il avec un mouvement de tête pour montrer que c’est avec ironie qu’il faisait allusion à la stature d’Aghia) « sera tout à fait ravie. »

Posant ma question en m’efforçant de ne pas avoir paru la préméditer, je lui dis espérer que tous ses malades se portaient aussi bien que moi.

« Vous faites allusion au délateur amené ici en même temps que vous ? Il est aussi bien que possible. » Il se détourna en me répondant, afin que je ne puisse voir son expression effrayée.

Dans l’espoir de gagner un peu d’influence sur lui, afin de pouvoir indirectement aider l’Autarque, je louai immodérément son habileté et sa science, finissant par dire que je ne comprenais pas comment un médecin de son talent s’était fourvoyé avec des individus aussi mauvais.

Il me regarda attentivement, et son visage prit une expression sérieuse. « Pour la connaissance. Nulle part ailleurs un homme de ma profession ne pourrait apprendre ce que j’apprends ici.

— Vous voulez parler de la nécrophagie ? Cela m’est aussi arrivé une fois, mais on ne vous en a peut-être pas informé.

— Non, non. Les hommes de savoir – en particulier dans le domaine qui est le mien – la pratiquent couramment et d’habitude avec d’excellents résultats, car nous choisissons soigneusement nos sujets et nous nous réservons les tissus à la plus grande rétention. Les connaissances que je recherche ne peuvent pas s’acquérir de cette façon, car personne, parmi les morts récents, ne les possédait. Et personne, peut-être, ne les a jamais possédées. »