Il s’était appuyé contre le mur tout en parlant, et semblait s’adresser à quelque présence invisible tout autant qu’à moi. « Les sciences stériles du passé n’ont conduit à rien de bon, si ce n’est à épuiser les ressources de la planète et à détruire les races qu’elle portait. Elles n’ont été fondées que dans le simple but d’exploiter les énergies brutes et les substances matérielles de l’univers, sans se préoccuper de leurs attractions, de leurs antipathies et de leurs destinées finales. Regardez ! » Il plaça sa main dans le rayon de soleil qui tombait de la haute fenêtre circulaire. « Voici de la lumière. Vous allez me dire qu’il ne s’agit pas d’une entité vivante, en quoi vous êtes à côté de la question, car elle n’est pas moins, mais davantage. Sans occuper d’espace, elle remplit l’univers. Elle nourrit tout, et cependant se nourrit elle-même de destruction. Nous prétendons la contrôler, mais qu’est-ce qui nous prouve qu’elle ne nous cultive pas comme une vulgaire source de nourriture ? Pourquoi les forêts ne pousseraient-elles pas pour pouvoir prendre feu, et pourquoi les hommes et les femmes ne seraient-ils pas nés pour allumer les incendies ? N’est-il pas possible que la prétention que nous avons de maîtriser la lumière soit aussi absurde que la prétention qu’aurait le blé de nous maîtriser, sous prétexte que nous préparons le sol pour lui et facilitons son union avec la chair de Teur ?
— Voilà qui est fort bien dit, en vérité, répondis-je. Mais vous n’avez fait qu’esquiver ma question : pourquoi servez-vous Vodalus ?
— Une telle connaissance ne s’acquiert pas sans expériences. » Il sourit tout en parlant, et toucha l’épaule du jeune garçon. J’eus soudain la vision d’enfants en train de brûler. J’espère m’être trompé.
Cela se passait deux jours avant que je puisse regarder par la fenêtre. Le vieux mire ne revint pas. Était-il tombé en disgrâce ou bien avait-il été envoyé ailleurs – ou encore avait-il estimé que je n’avais plus besoin de ses soins –, je n’avais aucun moyen de le savoir.
Aghia vint une fois et, se tenant entre deux des femmes de la garde de Vodalus, me postillonna au visage lorsqu’elle se mit à me décrire les souffrances qu’avec Héthor elle avait inventées à mon intention, en prévision du jour où j’aurais retrouvé assez de force pour les supporter. Quand elle eut terminé de cracher sa haine, je lui fis très honnêtement remarquer que j’avais passé une bonne partie de ma vie à assister à des opérations bien plus terribles, et lui conseillai de se faire seconder par quelqu’un de compétent – sur quoi elle s’en alla.
Après quoi, je restai pratiquement seul, pendant plusieurs jours de suite. À chaque fois que je m’éveillais, j’avais l’impression d’être une personne différente : dans cette solitude, l’isolement dans lequel se trouvaient mes pensées au cours des intervalles obscurs du sommeil suffisait presque à me faire perdre le sens de mon identité. Tous ces Sévérian et toutes ces Thècle, cependant, ne cherchaient qu’une chose : la liberté.
Il nous était facile de nous réfugier dans nos souvenirs, et il nous arrivait souvent, par exemple, de revivre ces journées idylliques passées avec Dorcas lorsque nous nous rendions à Thrax, les jeux dans le labyrinthe bordé de haies derrière la villa de mon père et dans la Vieille Cour, ou la descente des Marches adamniennes en compagnie d’Aghia, qu’alors je ne savais pas être mon ennemie.
Mais souvent aussi, je m’obligeais à quitter le royaume des souvenirs pour réfléchir en boitillant dans la cellule, ou tout simplement pour guetter l’apparition d’un insecte dans le rayon de soleil, que je tentais pour m’amuser d’attraper au vol. J’échafaudais des plans d’évasion que ma condition physique rendait caducs. Je méditais sur certains passages du petit livre brun, et cherchais à les faire correspondre avec ce que j’avais moi-même vécu, afin d’obtenir quelque théorie générale des actions humaines qui puisse m’être utile, si jamais je parvenais à m’en tirer.
Si le mire, qui était un homme âgé, pouvait en effet continuer à rechercher la connaissance en dépit de l’imminence de sa mort, pourquoi, moi pour qui elle était bien plus imminente encore, apparemment, n’aurais-je pu trouver un certain réconfort à l’idée qu’elle était moins certaine ?
C’est pourquoi j’examinai en détail le comportement des magiciens, ou bien de l’homme qui m’avait interpellé à l’extérieur de la cahute de la fillette mourante ; et d’encore bien d’autres que j’avais connus, hommes et femmes, cherchant une clef qui m’ouvrirait tous les cœurs.
Je n’en trouvai aucune qui fût exprimable en quelques mots : « Les hommes et les femmes font ce qu’ils font à cause de ceci et de cela… » Les pièces du puzzle ne s’emboîtaient jamais, désir de puissance, concupiscence amoureuse, besoin d’être rassuré ou au contraire d’épicer son existence en la dramatisant. Je finis cependant par trouver un principe auquel je donnai le nom de principe de Primitivité, qui me paraît largement applicable, et qui, s’il n’est pas ce qui déclenche un comportement, semble au moins influencer la forme que prend ce comportement. On pourrait l’énoncer ainsi : Les cultures préhistoriques se sont perpétuées pendant tant de kiliades, qu’elles ont modelé notre héritage de telle façon que nous sommes conduits à nous comporter comme si les conditions qui étaient les leurs prévalaient encore.
Par exemple, la technologie qui aurait autrefois permis à Baldanders d’observer le comportement du hetman et des habitants des rives du lac n’était plus que poussière depuis des milliers d’années. Mais, pour avoir perduré pendant des millénaires, elle a en quelque sorte jeté un sort sur lui, sort qui fait qu’elle a gardé une partie de son efficacité, bien que n’existant plus.
De la même manière, nous avons tous en nous les fantômes de choses disparues depuis longtemps – villes tombées en ruine et machines merveilleuses. L’histoire que j’avais lue à Jonas lorsque nous étions emprisonnés ensemble (mais j’étais bien moins angoissé alors, et bénéficiais de sa présence amicale) le montrait clairement, et je la relus dans la ziggourat. L’auteur, ayant besoin d’une entité diabolique née de la mer, comme Abaïa et Érèbe, pour la placer dans un cadre mythique, lui attribue une tête comme un navire – seule partie de son corps que l’on voyait, le reste demeurant caché sous l’eau –, afin de l’arracher à sa réalité protoplasmique et d’en faire la machine qu’exigeaient les rythmes de son esprit.
Tout en me distrayant par ce genre de spéculations, je finis par me rendre compte que Vodalus n’occupait qu’irrégulièrement l’ancien bâtiment où j’étais enfermé. Bien que le mire n’eût plus reparu, comme je l’ai dit, pas plus qu’Aghia ne me rendait visite, j’entendais souvent des bruits de course dans les couloirs et les escaliers à l’extérieur de ma cellule et, de temps en temps, quelques mots lancés d’une voix forte.
Au moindre son, je me précipitais pour coller contre le panneau de bois de la porte celle de mes oreilles qui n’était pas prise dans un bandage ; souvent, même, j’anticipais un tel événement, restant assis pendant des veilles dans l’espoir de surprendre des bribes de conversation susceptibles de m’apprendre quelque chose des plans de Vodalus. Et, alors que je tendais en vain l’oreille, je ne pouvais m’empêcher de penser aux centaines de clients qui, dans nos oubliettes, avaient dû faire la même chose, lorsque j’apportais leur plateau à Drotte, et avaient dû tendre l’oreille pour saisir les moindres paroles provenant de la cellule de Thècle pour résonner dans le couloir, dans les moments où je lui rendais visite.