Выбрать главу

— Vous feriez donc partie de l’armée ascienne ?

— Nous les assistons dans certaines missions de reconnaissance, en effet. Je vois que vous êtes perplexe à l’idée que Aghia et le thaumaturge ont tué quelques soldats de notre camp pour s’emparer de vous. Inutile de vous en préoccuper. Leurs maîtres s’en soucient encore moins que je ne le fais, et ce n’était pas le moment de négocier.

— Cependant ils n’ont pas capturé l’Autarque. » Je ne suis pas un bon menteur, mais j’étais dans un tel état d’épuisement que je ne crois pas que Vodalus ait pu facilement lire sur mon visage.

Il se pencha en avant, et pendant quelques instants, ses yeux brillèrent comme si deux chandelles brûlaient au fond de ses orbites. « Il était donc là ! C’est merveilleux. Vous l’avez vu. Vous avez volé en sa compagnie dans l’atmoptère royal… »

Je secouai une fois de plus la tête.

« Voyez-vous, si ridicule que cela paraisse, j’ai craint un instant que ce ne fût vous. On ne sait jamais. Un Autarque meurt, un autre prend sa place – et le nouvel Autarque peut tout aussi bien être là pour un demi-siècle que pour quinze jours. Vous étiez donc trois dans l’appareil ? Pas davantage ?

— Non.

— À quoi ressemble l’Autarque ? Je veux le plus de détails possible. »

Je fis ce qu’il me dit où presque, décrivant le Dr Talos tel qu’il était apparu dans ce rôle au cours de la pièce.

« A-t-il pu échapper aux créatures du thaumaturge ainsi qu’aux Asciens ? Ou les Asciens ont-ils réussi à le capturer ? À moins que la femme et son vieil amoureux ne l’aient mis de côté pour eux-mêmes…

— Je vous dis que les Asciens ne l’ont pas pris. »

Vodalus sourit une fois de plus, mais sous ses yeux brillants, sa bouche faisait plutôt songer à un rictus de douleur. « Voyez-vous, reprit-il, j’ai vraiment pensé pendant un moment que vous pouviez être l’Autarque. Nous avons bien notre serviteur, mais il a été blessé à la tête, et il n’est jamais conscient plus de quelques instants. Il ne va pas tarder à mourir, je le crains. Mais lui m’a toujours dit la vérité, et Aghia prétend que vous étiez seul avec lui.

— Vous croyez que je suis l’Autarque ? Non.

— Je vous trouve pourtant changé, par rapport à l’homme que vous étiez.

— C’est vous-même qui m’avez fait prendre l’alzabo et, par là, la vie de la châtelaine Thècle. Je l’aimais. Pouviez-vous imaginer, dans ces conditions, qu’ingérer son essence n’allait pas m’affecter ? Elle est constamment avec moi, et je suis deux dans un seul corps. Cependant, je ne suis pas l’Autarque, qui en un corps est un millier d’êtres. »

Vodalus ne répondit rien, se contentant de fermer à demi les yeux, comme s’il avait redouté que j’en voie le feu. En dehors du clapotis des eaux de la rivière et du lointain murmure du petit groupe d’hommes et de femmes en armes, qui tenaient de paisibles conciliabules à une centaine de pas de nous tout en nous jetant de temps en temps un coup d’œil, il n’y avait pas le moindre bruit. Puis un ara hurla, et vola d’une branche à l’autre.

« Je pourrais encore vous servir, finis-je par dire à Vodalus, si vous le permettiez. » Je ne fus pas certain d’être en train de mentir tant que les mots n’eurent pas franchi mes lèvres ; puis je fus envahi d’une impression d’ahurissement, et cherchai à comprendre comment de telles paroles, qui auraient été vraies dans le passé tant pour Sévérian que pour Thècle, pouvaient être devenues fausses aujourd’hui.

« L’Autarque, qui en un corps est un millier d’êtres, répéta Vodalus, citant mes paroles. C’est exact. Mais combien sommes-nous à le savoir ? Bien peu. »

28

En marche

Aujourd’hui, dernière journée que je passe au Manoir Absolu avant de partir, j’ai participé à une cérémonie religieuse solennelle. Les rituels de ce genre sont divisés en sept degrés, en fonction de leur importance, ou, comme préfèrent dire les heptarques, de leur « transcendance » ; un sujet dont j’ignorais tout à l’époque où j’étais prisonnier de Vodalus. Le degré inférieur, dit de l’Aspiration, est réservé aux actes de piété privés : prières prononcées intérieurement ou du moins pour soi-même, dépôt d’une pierre nouvelle sur un cairn et ainsi de suite. Les rassemblements et les requêtes publiques, qui, lorsque j’étais enfant, constituaient à mes yeux l’ensemble des manifestations religieuses institutionnelles, ne forment en réalité que le deuxième degré, celui de l’Intégration. La cérémonie à laquelle j’ai pris part ce matin, en revanche, se situe au septième degré, le plus élevé, appelé degré de l’Assimilation.

En concordance avec le principe de circularité, toutes les additions accumulées entre le premier et le sixième degré en avaient été supprimées. Il n’y avait pas de musique, et les tenues richement ornées de l’Assurance étaient remplacées par de simples robes amidonnées, dont les plis sculptés nous donnaient des allures d’icônes. Il ne nous est hélas plus possible, comme ce fut autrefois le cas, de célébrer cette cérémonie en portant la ceinture étincelante de la galaxie ; cependant, dans le but d’approcher au plus près du même effet, le champ gravitationnel de Teur était temporairement supprimé dans la basilique. Ce fut une sensation entièrement nouvelle pour moi, et qui me rappela – le sentiment de terreur en moins – cette nuit glaciale passée dans les montagnes, au cours de laquelle j’avais eu l’impression d’être sur le point de tomber du monde, impression que je vais subir très réellement demain. Par moments, la voûte de la basilique me paraissait être son dallage, ou bien (ce que je trouvais encore bien plus perturbant) l’un des murs devenait plafond, si bien que si l’on levait les yeux par l’une des grandes fenêtres laissées ouvertes, on voyait un paysage alpestre suspendu à perte de vue dans le ciel. Si confondante qu’elle fût, cette vision inhabituelle n’en était pourtant pas moins vraie que celle qui nous est donnée ordinairement.

Chacun des participants s’était transformé en soleil ; décrivant de grands cercles, des crânes couleur d’ivoire étaient nos planètes. J’ai dit qu’il n’y avait pas de musique, ce qui n’était pas entièrement vrai : car l’air qui passait par les orbites et entre les dents des crânes produisait un léger bourdonnement, un sifflement très doux. La note de ceux qui se trouvaient en orbite circulaire ou presque circulaire restait à peu près stable, seul le timbre se modifiait en fonction de leur révolution. Mais la chanson de ceux qui parcouraient un orbe elliptique enflait et diminuait tour à tour, le ronflement laissant place à un murmure, selon qu’ils s’approchaient ou s’éloignaient de moi.

Quelle sottise de ne voir dans ces orbites vides et dans ces calottes de marbre que l’image de la mort… Combien d’amis n’avons-nous pas parmi elles ! Le petit livre brun, qui avait tant voyagé avec moi, et qui est le seul des objets que j’avais emportés de la tour Matachine à rester en ma possession, avait été composé, imprimé, cousu et relié par des hommes et des femmes sous la peau desquels se trouvaient ces mêmes structures osseuses. Et nous, submergés par leurs voix, agissant maintenant au nom de ceux qui représentent le passé, nous nous offrions, avec notre présent, aux éclats de lumière fulgurants du Nouveau Soleil.

À ce moment-là, alors que je me trouvais entouré des symboles les plus magnifiques et les plus chargés de significations, je ne pus cependant pas m’empêcher de penser à ce qu’était ma réalité alors que nous quittions la ziggourat au lendemain de mon entretien avec Vodalus, pour marcher (on m’avait placé sous la garde de six femmes, qui furent de temps en temps obligées de me porter) pendant une semaine, sinon davantage, au milieu des pestilences de la jungle. Je ne savais pas – et je l’ignore d’ailleurs toujours – si nous étions en train de fuir les armées de la Communauté ou celle des Asciens qui avaient été les alliés de Vodalus. Peut-être s’agissait-il tout simplement de rejoindre le gros des forces insurgées. Mes gardes se plaignaient de l’humidité et des gouttes qui tombaient constamment de la végétation, car l’eau rongeait le métal de leurs armes et de leurs armures comme de l’acide ; elles trouvaient aussi la chaleur suffocante. Pour ma part, je ne me rendis compte ni de l’une ni de l’autre. Je me souviens d’avoir une fois baissé les yeux vers ma cuisse, et d’avoir remarqué avec étonnement qu’une partie des chairs avait disparu : mes muscles apparaissaient comme des cordes, et je pouvais voir les articulations du genou comme on peut voir les roues et les engrenages d’un moulin.