Le vieux mire faisait partie du voyage, et me rendait visite deux ou trois fois par jour. Au début, il s’efforça de maintenir un pansement bien sec sur mon visage ; mais il ne tarda pas à constater que ses efforts étaient inutiles et il enleva tout, se contentant de passer régulièrement de son baume sur la plaie. Celle-ci resta donc ouverte, et du coup certaines de mes gardes refusèrent de me regarder ; lorsqu’elles devaient m’adresser la parole, elles restaient les yeux baissés. D’autres, au contraire, paraissaient tirer une certaine vanité d’être capables de regarder en face mon visage à demi déchiqueté. Elles se tenaient les jambes écartées (dans une attitude qu’elles avaient l’air de trouver martiale), la main gauche posée sur la poignée de leur épée, avec une désinvolture affectée.
Je leur parlais aussi souvent que je le pouvais. Non point parce que je les désirais – l’état de faiblesse auquel j’étais réduit par mes blessures m’avait ôté tout désir de ce genre –, mais parce que, au milieu de cette colonne qui s’avançait sans ordre, je me sentais encore plus seul que lorsque je parcourais en solitaire le septentrion déchiré par la guerre, ou même que lorsque je patientais dans la cellule pleine de moisissure de l’ancienne ziggourat ; et puis aussi, parce que, dans quelque recoin absurde de mon esprit, j’espérais toujours pouvoir m’évader. Je les interrogeais sur tous les sujets imaginables sur lesquels elles pouvaient avoir quelques lumières, et j’étais régulièrement stupéfait de constater le petit nombre de points de rencontre qu’il y avait entre leur esprit et le mien. Aucune de ces six femmes ne s’était ralliée à Vodalus parce que, au lieu d’accepter l’état de stagnation de la Communauté, il voulait restaurer l’ordre ancien de progrès et de développement. Trois d’entre elles n’avaient fait que suivre un homme ; deux autres s’étaient engagées dans l’espoir d’assouvir une vengeance personnelle à la suite d’une injustice ; quant à la dernière, elle n’avait fait que fuir un beau-père détesté. À part celle-ci, toutes regrettaient de s’être engagées. Aucune ne savait avec précision d’où nous venions, et n’avait la moindre idée de l’endroit vers lequel nous nous dirigions.
Comme guides, notre colonne disposait de trois sauvages : deux jeunes gens qui se ressemblaient tellement qu’ils auraient pu être frères et même jumeaux, et un homme beaucoup plus vieux, tout tordu par des difformités et par l’âge, qui portait constamment un masque grotesque. En dépit de l’importante différence d’âge et d’allure entre eux, tout trois me rappelaient l’homme nu que j’avais vu dans le jardin de la Jungle. Ils étaient tout aussi peu vêtus que lui, et avaient la même peau sombre aux reflets métalliques et les mêmes cheveux raides. Les deux plus jeunes portaient des zarbatanas plus longues que leurs deux bras tendus, et disposaient de sacoches de dards tressées à la main avec du coton sauvage teinté d’ocre sombre, sans aucun doute, par le jus de quelque plante. Le vieillard s’appuyait sur un bâton aussi tordu que lui, surmonté d’une tête de singe desséchée.
C’est dans un palanquin couvert, situé bien plus en avant dans la colonne que je l’étais moi-même, que se trouvait l’Autarque ; le vieux médicastre m’avait fait comprendre qu’il était toujours en vie. Une nuit, alors que je me tenais accroupi auprès d’un maigre feu, tandis que mes gardes bavardaient entre elles, j’aperçus notre vieux guide (sa silhouette bossue et sa tête rendue énorme par le masque lui conféraient une allure à laquelle il n’était pas possible de se tromper) qui s’approchait du palanquin et se glissait en dessous. Il y passa un certain temps, puis le quitta en catimini. Ce vieillard passait pour être un uturuncu, un chaman capable de prendre la forme d’un tigre.
Cela faisait deux ou trois jours que nous avions quitté la ziggourat, sans rencontrer une seule route ni même le moindre chemin, lorsque nous tombâmes sur une véritable piste de cadavres. Il s’agissait d’Asciens que l’on avait complètement dépouillés ; ainsi dépourvus de tout leur équipement et de tous leurs vêtements, on aurait dit que leurs corps émaciés étaient tombés du ciel à l’endroit où ils gisaient. J’estimai pour ma part que leur mort remontait à une semaine, mais l’humidité et la chaleur avaient sans aucun doute accéléré le processus de décomposition, et ce délai était en réalité peut-être beaucoup plus court. La cause du décès était rarement apparente.
Jusqu’ici, nous n’avions vu que fort peu d’animaux d’une taille supérieure à celle des scarabées grotesques qui, la nuit, venaient bourdonner autour de nos feux. Les oiseaux que l’on entendait s’interpeller au sommet des arbres restaient la plupart du temps invisibles, et si les chauves-souris suceuses de sang nous avaient rendu visite, leurs ailes d’encre se confondaient avec l’obscurité oppressante de la nuit. Mais maintenant, on aurait dit que nous nous déplacions au milieu d’une armée d’animaux, attirée par l’odeur des cadavres comme des mouches par la dépouille d’une bête de somme. Il ne se passait pas une veille sans que nous entendions un bruit d’os broyés par de puissantes mâchoires, et la nuit, on voyait parfois briller –, au-delà du cercle de lumière de nos feux – une paire d’yeux verts ou écarlates, dont certains étaient écartés de deux bonnes paumes. Il n’était guère pensable que tous ces charognards gorgés de nourriture songeassent à nous attaquer ; néanmoins, mes gardes firent doubler les sentinelles, et celles qui dormaient conservaient leur corselet sur elles et avaient le cotel à la main.
Chaque jour, les cadavres étaient un peu plus récents, jusqu’à ce que nous tombions sur des individus encore vivants. Le crâne rasé et le regard halluciné, une folle se jeta dans notre colonne, un peu en avant de l’endroit où je me trouvais, hurlant des paroles incompréhensibles, avant de se précipiter entre les arbres. Nous l’entendîmes crier à l’aide, pleurer et vociférer des mots n’ayant aucun sens, mais Vodalus interdit que l’on s’écartât. Ce même après-midi, nous plongeâmes littéralement (comme on aurait pu dire que nous avions plongé dans la jungle) dans la horde ascienne.
Notre colonne était constituée de chargements de matériel et de provisions gardées par un escadron féminin ; à sa tête se trouvaient Vodalus et ses gens, plus quelques-uns de ses aides avec leur suite personnelle. En tout, c’est à peine s’il y avait un cinquième de ses forces ; mais si tous ses insurgés avaient été présents, et si chaque soldat avait été multiplié par cent, son armée aurait encore été comme une coupe d’eau dans le Gyoll.
Ceux que nous rencontrâmes en premier appartenaient à l’infanterie. L’Autarque m’avait expliqué, je m’en souvenais, qu’on ne leur donnait leurs armes que lorsque la bataille était imminente ; si c’était vrai, leurs officiers devaient penser que tel était bien le cas ou presque. J’en vis des milliers équipés de bardiches, si bien que je finis par croire que toute leur infanterie en était dotée ; puis, comme la nuit tombait, nous en vîmes encore d’autres milliers portant des demi-lunes.