Comme notre progression était plus rapide que la leur, nous nous avancions de plus en plus profondément au milieu de leurs forces ; mais nous nous arrêtâmes pour camper avant eux (si tant est qu’ils aient campé), et toute la nuit, ou du moins jusqu’à ce que je m’endorme, je pus entendre leurs cris rauques et le bruit de leurs pas. Au matin, il n’y avait plus que des morts et des mourants autour de nous, mais une veille environ après notre départ, nous rattrapions les traînards.
Ces soldats asciens avaient une rigidité et un dévouement à l’ordre, dénué de toute volonté personnelle, comme je n’en ai jamais vu nulle part. Cette attitude ne me parut pas venir d’un état d’esprit ou d’une discipline tels que je les comprends. Ils semblaient plutôt obéir comme s’ils étaient totalement incapables d’envisager de se comporter autrement. Presque tous nos soldats portaient plusieurs armes – ne serait-ce qu’une arme à énergie de petit calibre et un long couteau : parmi les schiavoni, je faisais figure d’exception pour n’avoir eu rien d’autre que mon cimeterre. Mais je ne vis jamais un Ascien porter plus d’une arme, et la plupart de leurs officiers n’en portaient aucune, comme s’ils n’éprouvaient que mépris pour le combat lui-même.
29
Autarque de la Communauté
Vers le milieu de la journée, nous avions de nouveau laissé derrière nous ceux que nous avions dépassés la veille dans l’après-midi, et arrivâmes en vue du train des équipages. Je crois bien que nous fûmes tous aussi stupéfaits de découvrir que les forces énormes que nous venions de remonter n’étaient rien de plus que l’arrière-garde d’une armée infiniment plus considérable.
Comme bêtes de somme, les Asciens employaient des unitathères et des platybélodons. Mêlées aux animaux, se déplaçaient des machines à six pattes, apparemment conçues pour les transports. Dans la mesure où je pouvais en juger, les conducteurs ne faisaient pas de différence entre ces appareils et les montures ; qu’une bête tombe et qu’il soit impossible de la faire se relever, ou qu’une machine s’effondre et soit incapable de se remettre d’aplomb, et l’une comme l’autre étaient abandonnées après que leur chargement eut été redistribué sur les autres. Apparemment, les Asciens ne cherchaient pas à récupérer la viande des animaux, pas plus que les pièces détachées des machines.
Un peu plus tard dans l’après-midi, une grande agitation s’empara de notre colonne, mais ni mes gardes ni moi-même ne fûmes en mesure d’apprendre pour quelle raison. On vit remonter à toute vitesse Vodalus en personne, ainsi que plusieurs de ses lieutenants ; après quoi, il y eut d’incessantes allées et venues entre l’arrière et l’avant de notre troupe. Nous ne fîmes pas halte pour bivouaquer lorsque tomba la nuit, mais continuâmes notre progression en compagnie des Asciens. On fit distribuer des torches, et comme je n’avais pas d’arme à porter et que j’avais tout de même repris quelques forces, je m’en chargeai ; elles me donnaient l’illusion de commander aux six épées qui m’entouraient.
Vers minuit, pour autant que je pouvais juger, nous nous arrêtâmes. Mes gardes trouvèrent un peu de bois mort, que nous allumâmes à l’aide d’une torche. Nous étions sur le point de nous étendre, lorsqu’un messager vint faire lever les porteurs du palanquin, en avant de nous, et les fit partir au jugé dans l’obscurité. À peine s’étaient-ils mis en route qu’il se précipitait vers nous, pour échanger quelques mots rapides, à voix basse, avec la sergente de mes gardes. On me lia aussitôt les mains, ce qui ne m’était pas arrivé depuis mon entrevue avec Vodalus, et nous partîmes au petit trot derrière le palanquin. Nous dépassâmes la tête de la colonne, reconnaissable au minuscule pavillon qui abritait la châtelaine Théa, sans nous arrêter ; bientôt, nous étions en train d’errer au milieu des myriades d’Asciens du corps d’armée principal.
Leur quartier général se trouvait sous un dôme de métal. Je suppose qu’il devait s’abattre ou se plier comme une tente, mais il avait l’air aussi solide et permanent qu’un bâtiment en dur. Noir à l’extérieur, il était éclairé à l’intérieur par une lumière diffuse et pâle, dont je ne vis pas la source lorsque l’on nous fit entrer. Vodalus était déjà là, raide, déférent. Le palanquin était posé près de lui, les rideaux ouverts, et l’on voyait le corps immobile de l’Autarque. Au centre du dôme, trois femmes étaient assises autour d’une table basse. Aucune d’elles ne regarda Vodalus, le palanquin ou moi-même lorsque l’on m’introduisit, si ce n’est pour nous jeter un vague coup d’œil occasionnel. Des piles de papiers étaient posées devant elles, mais elles ne les compulsaient pas, se regardant mutuellement. Elles ressemblaient beaucoup aux autres Asciens, mis à part que leurs yeux n’avaient pas cette expression de folie et qu’elles étaient moins émaciées.
« Le voici, dit Vodalus en me voyant. Vous les avez tous les deux devant vous. »
L’une des Asciennes s’adressa aux deux autres dans leur langue. Les deux femmes acquiescèrent, et celle qui venait de parler reprit : « Seul celui qui agit contre le peuple doit se voiler la face. »
Comme le silence se prolongeait, Vodalus me souffla : « Répondez-leur !
— Répondre quoi ? Elles n’ont pas posé de question.
— Qui est l’ami du peuple ? récita alors l’Ascienne. Celui qui aide le peuple. Qui est l’ennemi du peuple ? »
Parlant à toute vitesse, Vodalus me demanda : « En tenant compte de tout ce que vous savez, pouvez-vous ou non me dire si c’est vous, ou l’homme inconscient étendu ici, qui êtes à la tête des peuples de la partie méridionale de cet hémisphère ?
— Non », répliquai-je. Il m’était facile de mentir, car d’après ce que j’avais pu voir, l’Autarque était loin d’être à la tête de tous les peuples de la Communauté. À l’intention de Vodalus, je murmurai dans ma barbe : « À quel jeu jouez-vous ? S’imaginent-elles que je répondrais la vérité si j’étais vraiment l’Autarque ?
— Tout ce que nous disons est retransmis vers le nord. »
L’une des Asciennes restées jusqu’ici silencieuses prit à son tour la parole, faisant à un moment donné un geste dans notre direction. Quand elle eut terminé, les trois femmes s’installèrent dans une immobilité sépulcrale. Elles me donnaient l’impression d’entendre une voix qui restait inaudible pour mon oreille, et de ne pas oser bouger tandis qu’elle s’exprimait ; mais peut-être étais-je victime de mon imagination. Vodalus tambourinait sur le bras de son siège, je cherchais une meilleure position pour soulager ma jambe blessée, et la poitrine étroite de l’Autarque se soulevait péniblement au rythme irrégulier de sa respiration : mais les trois femmes restaient aussi figées que des statues.
Finalement, celle qui avait parlé la première dit : « Chacun appartient au peuple. » À ces mots, les deux autres eurent l’air de se détendre.
« Cet homme est gravement malade, fit remarquer Vodalus en montrant l’Autarque. Il s’est montré pour moi un serviteur fort utile, mais je crains bien que cette utilité ne soit sur le point de prendre fin. Quant à l’autre, je l’ai promis à l’un des miens.
— Le mérite du sacrifice revient à celui qui, sans souci de ses souhaits personnels, met tout ce dont il dispose au service du peuple. » Au ton de voix de l’Ascienne, il était clair qu’il n’y avait plus de discussion possible.
Vodalus me regarda et haussa les épaules, puis se leva et quitta le dôme. Presque aussitôt un groupe d’officiers asciens portant des fouets y pénétrait.