Le tissu noir de notre prison prit progressivement une teinte gris tourterelle, et les angles de son sommet se mirent à tourbillonner comme les prismes d’un kaléidoscope. J’étais tombé sans même m’en rendre compte, et gisais près du cadavre de mon prédécesseur. Tous mes efforts pour me relever n’aboutissaient qu’à me faire battre des poings contre le sol.
Je n’ai aucune idée du temps que je passai étendu ainsi. J’avais essuyé la lame du petit poignard – encore aujourd’hui mon poignard –, et l’avais caché comme il l’avait fait. Je me figurai de manière quasi hallucinatoire un moi composé de douzaines d’images superposées fendant la paroi et s’évanouissant dans la nuit : Sévérian, Thècle et des milliers d’autres en train de s’échapper. Ce fantasme était tellement réaliste, que je croyais par moments qu’il était la réalité ; mais régulièrement, alors que j’aurais dû être en train de courir entre les arbres en évitant les dormeurs exténués de l’armée des Asciens, je me retrouvais sous la tente familière, le corps de l’ancien Autarque recouvert à côté de moi.
Des mains prirent les miennes. Je crus que les officiers étaient revenus avec leurs fouets et j’essayai de voir et de me lever pour éviter les coups. Mais une centaine de souvenirs sans liens firent irruption en moi, comme des tableaux que le propriétaire d’une galerie de quatre sous ferait défiler rapidement sous nos yeux : une course à pied, les gigantesques tuyaux d’un orgue, une figure géométrique aux angles numérotés, une femme conduisant une voiture à cheval.
Une voix dit : « Allez-vous bien ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ? » Je sentis de la bave couler de mes lèvres, mais aucun mot ne suivit.
30
Les Corridors du Temps
Je reçus au visage un coup qui me laissa une impression de picotement.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Il est mort. Êtes-vous drogué ?
— Oui, drogué. » Quelqu’un d’autre était en train de parler, et au bout de quelques instants, je sus de qui il s’agissait : de Sévérian, le jeune bourreau.
Mais qui étais-je donc ?
« Lève-toi. Il faut que nous sortions de là.
— La sentinelle.
— Les sentinelles, me corrigea la voix. Il y en avait trois. Nous les avons tuées. »
J’étais en train de descendre un escalier aussi blanc que du sel, menant aux nénuphars, près de l’eau stagnante. À côté de moi, marchait une fille à la peau bronzée par le soleil et aux grands yeux en amande. Par-dessus son épaule, le visage sculpté d’un éponyme observait la scène. L’artiste l’avait taillé dans le jade ; on aurait dit un visage d’herbes pétrifiées.
« Est-il en train de mourir ?
— Il nous voit, maintenant, regardez ses yeux. »
Je sus où j’étais. Le bonimenteur n’allait pas tarder à passer la tête par l’ouverture de la tente pour me dire de m’en aller. « Au-dessus du sol, dis-je. Vous m’avez expliqué que je la verrais au-dessus du sol. Mais c’était facile. Elle est ici.
— Nous devons partir. » L’homme vert me prit par la main gauche et Aghia par la droite, et nous sortîmes.
Nous marchâmes longtemps, tout à fait comme j’avais envisagé de fuir, enjambant parfois le corps d’Asciens endormis.
« Ils postent très peu de sentinelles, murmura Aghia. Vodalus m’a dit qu’ils obéissent si aveuglément à leurs chefs, qu’ils ont beaucoup de difficultés à imaginer une attaque par surprise. Les nôtres les prennent souvent au dépourvu grâce à cela. »
Je ne compris pas et répétai comme un enfant : « Les nôtres… ?
— Héthor et moi, nous n’allons plus combattre avec eux. Ce n’est plus possible, une fois que nous les avons vus. C’est avec toi que j’ai affaire. »
Je commençai à me retrouver moi-même, les esprits qui formaient mon esprit se mettant peu à peu en place. On m’avait autrefois expliqué que le terme « autarque » signifiait « qui se gouverne lui-même ». Je commençais à soupçonner pour quelles raisons on avait créé ce titre. « Tu voulais me tuer, dis-je. Et maintenant tu me délivres, alors que tu aurais pu facilement me frapper. » Je revis la dague à lame ondulée de Thrax vibrer dans le volet de bois de Casdoé.
« J’aurais pu te tuer encore plus aisément que ça. Les miroirs d’Héthor m’ont donné un ver, pas plus grand que ta main, qui luit d’une sorte de feu blanc. Je n’ai qu’à le lancer, et il tue, puis revient en rampant vers moi. C’est comme ça que j’ai tué les sentinelles une à une. Mais cet homme vert ne m’aurait pas laissé faire et, de toute façon, je ne le voulais pas. Vodalus m’a promis que je pourrais faire durer ton agonie pendant plusieurs semaines, et j’y tiens beaucoup.
— Tu me ramènes à lui ? »
Elle secoua la tête, et dans la faible lumière grise qui annonçait l’aube entre les feuilles, je vis ses boucles brunes danser sur ses épaules, comme lorsque je l’avais vue pour la première fois en train d’enlever les grilles de son magasin. « Vodalus est mort. Avec le ver à mes ordres, crois-tu que j’allais le laisser vivre après m’avoir trompée ? Il t’aurait fait disparaître, tandis que moi, je vais te laisser partir librement… J’ai quelque idée de l’endroit où tu vas te rendre. Mais tu finiras par retomber dans mes mains, comme lorsque nos ptériopes t’ont arraché à celles des evzones.
— Autrement dit, tu viens à mon secours parce que tu me hais », dis-je. Elle acquiesça. C’est de la même manière, je suppose, que Vodalus avait détesté cette partie en moi qui était l’Autarque.
Ou plutôt, il avait détesté la conception qu’il se faisait de l’Autarque, car, dans la mesure où il en était capable, il s’était montré loyal envers le véritable Autarque, qu’il croyait être son serviteur. Lorsque je n’étais qu’un marmiton dans les cuisines du Manoir Absolu, il y avait un cuisinier qui méprisait les exultants et les écuyers pour lesquels il travaillait ; si bien qu’afin de ne jamais encourir l’indignité d’avoir à subir leurs reproches, il préparait tous les repas avec un perfectionnisme fiévreux. Il fut finalement nommé chef de cuisine de sa section. Je pensai à lui et tandis que je l’évoquais, la main d’Aghia, dont le poids s’était fait de plus en plus léger sur mon bras, disparut complètement. Je la cherchai des yeux, mais elle s’était évanouie ; j’étais seul avec l’homme vert.
« Comment se fait-il que vous vous trouviez ici ? lui demandai-je. Vous avez bien failli perdre la vie dans cette époque, et si je me souviens bien, vous ne pouvez survivre très longtemps sous notre soleil. »
Il sourit. Si ses lèvres étaient vertes, ses dents étaient très blanches, et ressortaient dans la faible lumière. « Nous sommes vos enfants, et nous ne sommes pas moins honnêtes que vous-même, bien que nous ne supprimions aucune vie pour nous nourrir. Vous m’avez donné la moitié de votre pierre à affûter, la pierre qui mord dans le fer et qui m’a rendu la liberté. Que pensiez-vous que j’allais faire lorsque ma chaîne serait tombée ?