— J’avais cru que vous retourneriez vers votre propre époque. » Les effets de la drogue s’étaient suffisamment atténués pour que je commence à craindre d’être entendu par les Asciens. Cependant, je ne voyais pas un seul soldat, mais seulement les fûts élancés et noirs des arbres de la forêt.
« Nous payons de retour nos bienfaiteurs. Je n’ai cessé de parcourir dans tous les sens les Corridors du Temps, cherchant un moment où vous seriez emprisonné comme moi, afin de vous sortir d’affaire. »
Je ne sus que répondre à cela, sur le moment. Puis je lui dis : « Vous ne pouvez imaginer quel effet bizarre cela me fait de savoir que quelqu’un était à la recherche de mon avenir afin de pouvoir saisir l’occasion de m’aider. Mais maintenant que nous sommes quittes, vous comprenez certainement que je ne vous ai pas secouru dans l’espoir de l’être par vous en retour.
— Et pourtant si. Vous vouliez mon aide pour retrouver la femme qui vient juste de nous quitter, celle que depuis vous avez plusieurs fois rencontrée. Cependant, je dois vous dire que je ne suis pas seul : il y en a d’autres comme moi qui explorent les Corridors – je vous en enverrai deux. De toute façon, l’équilibre n’a pas été réellement rétabli entre nous, car si je vous ai bien trouvé emprisonné, la femme vous a trouvé aussi, et vous aurait libéré sans mon aide. C’est pourquoi nous nous reverrons. »
Comme il disait ces mots, il lâcha mon bras et s’éloigna dans cette direction que je n’ai jamais pu voir jusqu’au jour où j’ai regardé s’évanouir le vaisseau au-dessus du château de Baldanders – et que je ne vis que tant qu’il s’y trouva quelque chose à voir. Il me tourna tout de suite le dos et se mit à courir, et, en dépit de la mauvaise clarté de l’aube naissante, je pus l’apercevoir longtemps en pleine course, sa silhouette illuminée par des éclairs de lumière, intermittents mais réguliers. Il finit par devenir un simple point de pénombre ; mais à ce moment précis, alors que je pensais que ce point allait disparaître complètement, il se mit à grossir, si bien que j’eus l’impression qu’une chose énorme se précipitait vers moi le long de ce tunnel à l’angle étrange.
Ce n’était pas le vaisseau que j’avais déjà vu, mais un autre beaucoup plus petit. Il était cependant tellement grand que lorsqu’il se trouva intégralement pris dans notre champ de conscience, ses plats-bords touchaient plusieurs des troncs géants à la fois. La coque se dilata, et une coupée laissa le passage à un escalier, beaucoup plus court que celui de l’atmoptère de l’Autarque, qui vint se poser sur le sol.
En descendirent maître Malrubius et Triskèle, mon chien.
C’est à cet instant précis que je retrouvai la maîtrise de ma personnalité – ce qui ne m’était pas réellement arrivé depuis le soir où j’avais avalé l’aizabo et mangé la chair de Thècle. Non point que Thècle fût partie (et j’aurais été incapable de souhaiter la voir partir, bien qu’elle eût été, à de nombreux égards, une femme cruelle et sotte), ni que mon prédécesseur et les centaines d’esprits qu’il avait apportés avec lui se fussent évanouis. L’ancienne et toute simple structure de ma personnalité unique n’était plus ; mais la nouvelle structure complexe ne m’impressionnait plus et ne me faisait plus peur. C’était un labyrinthe, mais j’étais à la fois le propriétaire et le constructeur de ce dédale, et chacun de ses détours portait l’empreinte de mon pouce. Malrubius me toucha et, prenant ma main étonnée dans la sienne, il la porta à sa joue, qui était fraîche.
« Vous êtes donc bien réel, dis-je.
— Non. Nous sommes presque ce que tu crois que nous sommes – des puissances qui dominent la scène. Mais nullement des divinités. Tu es un acteur, je crois. »
Je secouai la tête. « Ne me reconnaissez-vous donc pas, Maître ? Vous m’avez instruit, lorsque j’étais un petit garçon, et depuis, je suis devenu compagnon de la guilde.
— Cependant, tu es aussi un acteur. Tu as tout autant le droit de te considérer comme l’un que comme l’autre. Tu venais juste de jouer lorsque nous t’avons parlé dans ce champ, près du Mur de Nessus, ainsi que la fois suivante, au Manoir Absolu. C’était une excellente pièce ; j’aurais bien aimé en voir la fin.
— Vous étiez dans le public ? »
De la tête, maître Malrubius acquiesça. « En tant que comédien, Sévérian, tu connais certainement la phrase à laquelle j’ai fait allusion il y a un instant. Elle se réfère à une force surnaturelle qui fait son apparition sur scène au dernier acte, afin que la pièce puisse bien se terminer. On dit que seuls les mauvais auteurs y ont recours, mais ceux qui prétendent cela oublient qu’il vaut mieux voir une puissance descendre au bout d’une corde et avoir une fin heureuse que de ne rien avoir du tout, et que la pièce finisse mal. Voici notre corde – bien des cordes, en fait –, et un solide vaisseau, également. Monteras-tu à bord ?
— C’est la raison pour laquelle vous vous présentez sous cette forme ? demandai-je. Afin que je puisse avoir confiance en vous ?
— Oui, si tu veux. » Maître Malrubius eut un hochement de tête, et Triskèle, qui était resté assis à mes pieds, les yeux tournés vers moi, partit du trot inégal de ses trois pattes, sauta sur la rampe, s’arrêta à mi-chemin et se tourna pour me regarder : son bout de queue s’agitait, et il avait dans les yeux cette expression implorante des chiens.
« Je sais que vous ne pouvez être ce que vous paraissez être. Triskèle, à la rigueur : mais j’ai assisté à votre enterrement, Maître. Votre visage n’est pas un masque, mais il y a un masque quelque part, et sous ce visage, vous êtes ce que le commun appelle un cacogène – bien que le Dr Talos m’ait expliqué, une fois, que vous préfériez le nom de hiérodule. »
Une deuxième fois, maître Malrubius posa sa main sur la mienne. « Nous ne t’abuserions pas si nous le pouvions. Mais j’espère que tu t’abuseras toi-même, pour ton bien et celui de Teur. Une drogue, en ce moment, engourdit ton esprit, plus que tu ne t’en rends compte ; tout comme ton esprit était sous l’empire du sommeil, quand nous avons discuté dans cette prairie proche du Mur. Si en ce moment tu n’étais pas drogué, peut-être n’aurais-tu pas le courage de venir avec nous, même si tu nous voyais, et même si ta raison arrivait à t’en convaincre.
— Jusqu’ici, elle ne m’a pas convaincu de ça, ni de rien d’autre. Où voulez-vous m’amener, et pourquoi ? Etes-vous maître Malrubius ou un hiérodule ? » Tout en parlant, je pris davantage conscience de la présence des arbres, qui se tenaient autour de nous comme des soldats pendant que les officiers d’état-major discutent de stratégie. La nuit régnait encore, mais la pénombre se faisait plus légère, même ici.
« Connais-tu la signification du terme hiérodule que tu emploies ? Je suis Malrubius, et non un hiérodule. Ou plutôt, je sers ceux que servent les hiérodules. Hiérodule veut dire esclave sacré. Crois-tu qu’il peut y avoir des esclaves sans maîtres ?
— Et vous m’amenez…
— À l’Océan, pour préserver ton existence. » Comme s’il lisait dans mes pensées, il reprit : « Non, nous ne t’amenons pas auprès des épouses d’Abaïa, celles qui t’ont épargné et secouru parce que tu avais été bourreau et serais autarque. De toute façon, tu as bien pire à craindre. Bientôt, les esclaves d’Erèbe, qui te retenaient prisonnier ici, vont découvrir ton évasion ; et pour te capturer, Erèbe est capable de lancer cette armée, et beaucoup d’autres comme celle-là, jusqu’au fond des abysses. Viens. » Il me tira vers la rampe.
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Le Jardin de sable