D’invisibles mains faisaient manœuvrer ce vaisseau. J’avais cru que nous monterions en flottant, comme dans l’atmoptère, ou que nous nous évanouirions comme l’homme vert le long d’un Corridor du Temps. Au lieu de cela, nous nous élevâmes si rapidement que j’en eus le cœur soulevé ; j’entendis, le long de la coque, un bruit de grosses branches cassées.
« Te voici devenu l’Autarque, maintenant, me dit maître Malrubius. Le sais-tu ? » Sa voix semblait se mêler aux sifflements du vent dans les haubans.
« Oui. Mon prédécesseur, dont l’esprit s’est joint au mien, a pris ses fonctions de la même manière que moi. Je connais les secrets, les mots d’autorité, mais je n’ai encore guère eu le temps d’y penser. Me ramenez-vous au Manoir Absolu ? »
Il secoua la tête. « Tu n’es pas encore prêt. Tu crois pouvoir disposer de tout ce que savait l’ancien Autarque. C’est exact : mais tu n’en possèdes pas encore la maîtrise, et quand viendront les épreuves, tu risques d’en rencontrer plus d’un prêt à te tuer au cas où tu échouerais. Tu as été élevé dans la citadelle de Nessus. Quels sont les mots de passe pour son castellan ? Comment fait-on pour commander les hommes-singes de la mine au trésor ? Quelle est la phrase qui t’ouvrira les cryptes de la Maison Secrète ? Inutile de me répondre, car ces choses relèvent des arcanes de l’État – et, de toute façon, je connais les réponses. Mais les connais-tu bien toi-même, sans avoir besoin d’y réfléchir ? »
Les phrases que je cherchais étaient bien présentes dans mon esprit, mais je n’arrivais pas à les prononcer ; elles m’échappaient comme fuient de petits poissons. Finalement, je haussai les épaules.
« Et puis il y a encore une chose que tu dois faire ; une autre aventure à vivre, en plus de celle des eaux.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Si je te le disais, elle ne se produirait pas. Ne t’en inquiète pas. C’est une chose simple, qui sera terminée le temps d’une respiration. J’ai beaucoup de choses à t’expliquer, et je ne dispose pas de tellement de temps. As-tu foi en la venue du Nouveau Soleil ? »
De même que j’avais cherché en moi les mots de commandement, de même je vérifiais maintenant cette croyance. Mais je ne la trouvai pas plus que les termes secrets. « C’est ce que l’on m’a toujours enseigné, répondis-je. Mais je pense que mes maîtres – le véritable Malrubius en faisait partie – n’y croyaient pas eux-mêmes. C’est pourquoi je ne puis dire maintenant si j’y crois ou non.
— Qui est le Nouveau Soleil ? Un homme ? Si c’est un homme, comment se peut-il que toutes les choses vertes deviennent à nouveau vert sombre à sa venue, et que les greniers se remplissent ? »
Il était désagréable d’être ramené à ces leçons écoutées d’une oreille distraite quand j’étais enfant, alors que je venais à peine de commencer à comprendre ma situation d’héritier du trône de la Communauté. Je dis cependant : « Ce sera le retour du Conciliateur, son nouvel avatar, qui amènera paix et justice. Les images le représentent avec un visage resplendissant, comme le soleil. Voilà tout ce que je peux vous dire ; je n’étais qu’un apprenti des bourreaux, et non un acolyte. » Je resserrai ma cape contre moi, car le vent était froid. Triskèle s’était collé contre mes jambes.
« Et de quoi l’humanité a-t-elle le plus besoin ? De justice et de paix ? Ou du Nouveau Soleil ? »
La question me fit sourire. « Il m’est venu à l’esprit que bien que vous ne puissiez pas être mon ancien professeur, vous pouviez avoir incorporé une partie de sa personnalité, comme j’ai incorporé celle de la châtelaine Thècle. Si tel est bien le cas, alors vous connaissez la réponse. Lorsqu’un client a été poussé à la dernière extrémité, il ne souhaite plus qu’une chose : être au chaud, soulagé de la douleur, avec un bon repas. La paix et la justice ne viennent qu’après. La pluie symbolise la miséricorde et la lumière du soleil la charité, mais la pluie et le soleil valent mieux que la miséricorde et la charité. S’il n’en était pas ainsi, ils dégraderaient la chose qu’ils symbolisent.
— Pour l’essentiel, tu as raison. Le maître Malrubius que tu as connu vit en moi, comme ton vieux Triskèle dans celui-ci. Mais ce n’est pas ce qui est important pour l’instant. Tu comprendras avant notre départ, s’il y a assez de temps. » Malrubius ferma les yeux et gratta les poils gris de sa poitrine, exactement comme il le faisait quand je n’étais qu’un jeune apprenti. « Tu craignais de monter à bord de ce petit vaisseau, même lorsque je t’ai dit qu’il ne te ferait pas quitter Teur, ni même ton propre continent. Suppose que je te dise maintenant – ce n’est qu’une simple supposition – qu’en réalité nous allons quitter Teur, croiser l’orbite de Phalègue, que tu appelles Verthandi, dépasser celles de Béthor et Aratron et plonger finalement dans les ténèbres extérieures pour les traverser et arriver ailleurs. Aurais-tu peur, alors que tu voyages avec nous depuis un moment ?
— Personne n’aime avouer avoir peur. Mais c’est vrai, j’aurais peur.
— Peur ou pas peur, irais-tu, si tu pouvais en rapporter le Nouveau Soleil ? »
J’eus l’impression que quelque esprit glacé du gouffre venait de serrer mon cœur dans ses deux mains. Je ne m’y trompai pas – je crois pas d’ailleurs qu’il ait cherché à m’abuser. Répondre positivement reviendrait à entreprendre le voyage. J’hésitai, et dans le silence de mon esprit, je n’entendais que le grondement du sang dans mes oreilles.
« Tu n’es pas obligé de répondre tout de suite si tu ne peux pas. Nous te poserons à nouveau la question. Mais je ne pourrai rien te dire de plus tant que tu n’auras pas répondu. »
Je restai un long moment sur ce pont bizarre, l’arpentant parfois, et soufflant dans mes doigts pour lutter contre le froid glacial du vent, tandis que j’étais assailli par toutes sortes de pensées. Les étoiles nous regardaient, et j’avais l’impression que les yeux de maître Malrubius étaient également deux étoiles.
Je revins finalement vers lui et lui dis : « J’ai longtemps voulu… Si ce voyage pouvait ramener le Nouveau Soleil, j’irais.
— Je ne peux te donner aucune certitude. Il pourrait le ramener. Partirais-tu tout de même ? La justice et la paix, certes. Mais le Nouveau Soleil, un flot d’énergie et de chaleur se déversant sur Teur comme dans les temps qui précédèrent la naissance du premier homme ? »
C’est à ce moment que se produisit l’événement peut-être le plus étrange de tous ceux que j’ai déjà rapportés dans ce trop long récit ; et pourtant aucun son, aucune vision n’y était associé ; aucun animal doué de parole, aucune femme gigantesque ne se manifesta. Mais tandis que j’écoutais maître Malrubius, je sentis sur ma poitrine une pression semblable à celle que j’avais ressentie à Thrax, quand je savais que je devais aller vers le nord avec la Griffe. Je me souvins de la fillette dans la cahute. « Oui, dis-je. S’il y avait la moindre chance de ramener le Nouveau Soleil, j’irais.
— Et si tu avais des épreuves à passer là-bas ? Tu as connu celui qui fut l’Autarque avant toi, et tu as fini par l’aimer. Maintenant, il vit en toi. Était-ce un homme ?
— C’était un être humain… ce que vous n’êtes pas, à ce que je crois, Maître.
— Telle n’était pas ma question, tu le sais fort bien. Était-ce un homme comme tu en es un ? La moitié de la dyade d’un homme et d’une femme ? »
Je secouai la tête.
« Ainsi deviendrais-tu, si tu échouais à l’épreuve. Serais-tu toujours d’accord pour partir ? »
Triskèle venait d’appuyer contre mon genou sa tête couturée de cicatrices – lui, l’ambassadeur de toutes les infirmités, de l’Autarque qui, après avoir porté des plateaux dans le Manoir Absolu, s’était retrouvé gisant, paralysé, dans un palanquin, en attendant de me transmettre le précieux chargement des voix qui bourdonnaient sous son crâne, de Thècle se tordant sur la Révolutionnaire, de la femme que même moi, qui prétends ne jamais rien oublier, avais presque réussi à chasser de mes pensées tandis qu’elle saignait à mort au tréfonds de la tour Matachine. Peut-être après tout est-ce la découverte de Triskèle, dont j’ai dit qu’elle n’avait rien changé, qui, en fin de compte, a tout changé. Cette fois-ci, je n’eus pas besoin de répondre ; la réponse se lisait sur mon visage.