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« Tu as entendu parler des crevasses de l’espace, de ce que certains appellent les Puits noirs, d’où ne peuvent revenir ni la moindre particule de matière ni le plus infime reflet de lumière. Pour l’instant, il te suffit de savoir que ces ruptures du tissu spatial ont leurs contreparties : les Fontaines blanches, d’où la matière et l’énergie que rejette un univers supérieur s’écoulent en cataractes sans fin dans celui-ci. Si tu réussis – si notre race est jugée prête à être admise de nouveau dans les vastes océans de l’espace –, une telle fontaine blanche s’ouvrira au cœur de notre vieux soleil.

— Et si j’échoue ?

— Si tu échoues, tu perdras ta virilité, afin de ne pouvoir transmettre le trône du Phénix à tes descendants. Ton prédécesseur avait également accepté le défi.

— Et échoué. La chose est claire, après ce que vous venez de m’expliquer.

— En effet. Néanmoins, il était plus courageux que bien d’autres que l’on appelle des héros, et le premier à relever le défi depuis bien des règnes. Ymar, dont tu as peut-être entendu parler, fut le dernier avant lui.

— Et cependant, Ymar a lui aussi été considéré comme inapte. Partons-nous maintenant ? Je ne vois plus que des étoiles tout autour de nous. »

Maître Malrubius secoua la tête. « Tu ne regardes pas assez attentivement. Nous approchons déjà de notre destination. »

En chancelant, je m’avançai jusqu’à la rambarde. Mon manque d’équilibre tenait en partie aux mouvements du vaisseau, je crois ; mais le reste provenait des effets persistants de la drogue.

La nuit recouvrait encore Teur, car nous avions vogué à grande vitesse vers l’ouest, et les prémices de l’aube, qui avaient donné un peu de clarté à l’armée ascienne, ne se faisaient pas encore sentir ici. Au bout d’un moment, j’eus l’impression que les étoiles se mettaient à glisser et à danser dans le ciel, avec des mouvements houleux et contraints. On aurait presque dit que quelque chose les faisait bouger comme le vent ploie les épis de blé. Puis je pensai : C’est la mer… et à ce moment-là, Malrubius dit : « C’est la vaste mer que l’on appelle Océan.

— J’ai tant désiré le voir !

— Dans peu de temps, tu te tiendras sur sa rive. Tu m’as demandé quand tu allais quitter cette planète. Pas tant que ton règne ne sera pas fermement établi. Lorsque la ville et le Manoir Absolu t’obéiront, et que tes armées auront repoussé les incursions des esclaves d’Érèbe. Dans quelques années, sans doute. Mais peut-être pas avant des décennies. Tous deux nous viendrons te chercher.

— Vous êtes le deuxième, cette nuit, à me dire que nous nous reverrons », remarquai-je. Tandis que je lui répondais, il y eut un léger choc, comme lorsqu’un bateau est mis à quai par un pilote habile. Je descendis l’échelle de coupée et m’avançai sur le sable ; maître Malrubius et Triskèle me suivirent. Je demandai à mon ancien maître s’il n’allait pas rester encore un peu auprès de moi pour me conseiller.

« Encore un court moment. Si tu as d’autres questions à poser, c’est maintenant ou jamais. »

La langue d’argent de la rampe rentrait dans la coque. La coupée s’était à peine refermée, que le vaisseau prenait son essor, et filait par cette même fenêtre dans la réalité que l’homme vert avait empruntée au pas de course.

« Vous avez parlé de la paix et de la justice qui devaient accompagner la venue du Nouveau Soleil. Quelle justice y a-t-il à m’appeler si loin ? Et quelle est cette épreuve que je dois passer ?

— Ce n’est pas lui qui t’appelle. Ceux qui le font espèrent appeler à eux le Nouveau Soleil. » Mais je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Alors, il me raconta en quelques mots l’histoire secrète du Temps, qui est le plus grand de tous les secrets, et que je transcrirai ici le moment venu. Lorsqu’il eut terminé, j’avais la tête qui tournait et je craignais d’oublier tout ce qu’il venait de me dire tant était fabuleuse la chose que moi, simple mortel, venais d’apprendre, et alors que je savais depuis peu que les brumes de l’oubli pouvaient aussi m’atteindre.

« Tu n’oublieras rien, surtout toi. Au banquet de Vodalus, tu as dit que tu étais sûr d’oublier les mots de passe nébuleux que ton hôte t’avait donnés à l’imitation des mots d’autorité. Il n’en a rien été. Tu te souviendras de chaque détail. Et souviens-toi aussi de ne pas avoir peur. Il se peut que la longue et épique pénitence de l’humanité touche à sa fin. Le vieil Autarque t’a dit la vérité : nous n’irons vers les étoiles que comme des divinités, mais le temps n’en est peut-être pas éloigné si toutes les tendances divergentes de ta race peuvent enfin s’unir en une synthèse. »

Triskèle se dressa un instant sur ses pattes de derrière, comme il avait coutume de le faire ; puis il fit demi-tour, et partit de son galop haché sur la plage, ses trois pattes faisant jaillir l’eau des minuscules vaguelettes. Lorsqu’il fut à une centaine de pas, il se tourna et me regarda comme s’il espérait que j’allais le suivre.

J’avançai dans sa direction, mais maître Malrubius me dit : « Tu ne peux aller où il va, Sévérian. Je sais que tu nous prends pour des cacogènes, et pendant un moment, j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas te détromper complètement, ce que je vais faire maintenant. Nous sommes des aquastors, des créatures créées et soutenues par la puissance de l’imagination et la concentration de la pensée.

— J’ai entendu parler de ce genre de choses, lui dis-je, mais je vous ai touchés.

— Cela ne prouve rien. Nous sommes aussi solides que la plupart des choses fausses – un ballet de particules dans l’espace. Seules sont vraies les choses que l’on ne peut toucher, comme tu devrais maintenant le savoir. Tu as rencontré une fois une femme du nom de Cyriaque, qui t’a raconté des histoires sur les grandes machines à penser du passé. C’est une machine de ce genre qu’il y avait sur le vaisseau que nous avons emprunté. Elle a le pouvoir de lire dans les pensées.

— Êtes-vous donc cette machine ? » Je sentais croître en moi un sentiment de solitude ainsi qu’un peu de peur.

« Je suis maître Malrubius, et Triskèle est Triskèle. La machine a cherché dans tes souvenirs et nous a trouvés. Telles qu’elles sont dans ton esprit, nos vies ne sont pas aussi complètes que celles de Thècle ou de l’ancien Autarque, mais néanmoins nous sommes ici, et vivrons tant que tu vivras. Mais c’est la puissance de la machine qui nous maintient dans le monde physique, et son rayon d’action n’est que de quelques milliers d’années. »

Sur ces dernières paroles, sa peau commença à se diluer en une sorte de poussière brillante. Il scintilla encore un moment sous la froide lumière des étoiles. Puis il disparut. Triskèle resta avec moi quelques respirations de plus et alors que son pelage jaune s’effritait déjà en particules argentées que dispersait le vent, j’entendis une dernière fois son aboiement.

Je restai seul sur la rive de l’Océan dont j’avais tant de fois rêvé ; mais en dépit de cette solitude, je me sentais réconforté et respirai à pleins poumons cet air comparable à nul autre, souriant au chant menu des vaguelettes. La terre – Nessus, le Manoir Absolu et tout le reste – se trouvait à l’est ; la mer, à l’ouest. Je m’en fus en direction du nord car je répugnais à m’éloigner de l’eau, et parce que Triskèle était parti par là, le long de la marge océane. Là, Abaïa l’immense pouvait folâtrer avec ses femmes, mais l’Océan était bien plus ancien et bien plus sage que lui ; nous autres, êtres humains, comme toute vie terrestre, sommes venus de la mer primordiale ; et comme nous ne pouvions la conquérir, elle est restée nôtre pour toujours. Le vieux soleil, rouge et usé, se leva sur ma droite et vint toucher les vagues de sa splendeur décadente ; j’entendis les appels des oiseaux de mer, des oiseaux innombrables.