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Je me sentais fatigué quand les ombres commencèrent à raccourcir. Mon visage et ma cuisse blessée me faisaient mal ; je n’avais rien mangé depuis la veille à midi, et n’avais dormi que durant ma transe sous la tente ascienne. Je me serais reposé si je l’avais pu, mais le soleil était chaud, et les falaises qui délimitaient la plage n’offraient pas d’ombre. Je tombai finalement sur les traces d’une charrette à deux roues que je suivis sur la pente d’une dune. Là, je découvris un bouquet de rosiers sauvages auprès duquel je fis halte, m’asseyant dans leur ombre claire pour retirer mes bottes et en enlever le sable, qui avait pénétré par leurs coutures ouvertes.

Une épine se piqua dans mon avant-bras, s’arrachant à sa branche et restant plantée dans ma peau. Une goutte de sang, pas plus grosse qu’un grain de millet, perla près de la pointe. Je l’arrachai – et tombai à genoux.

La Griffe.

La Griffe dans toute sa perfection, brillant de son noir éclat, telle que je l’avais placée sous l’autel des pèlerines. Tout le buisson et tous les buissons voisins étaient couverts de fleurs blanches et de ces griffes parfaites. Celle qui était dans ma paume flamboyait d’une resplendissante lumière tandis que je la regardais.

Si j’avais restitué la Griffe, j’avais conservé le petit sac de peau que Dorcas avait cousu pour moi. Je le pris dans ma sabretache et me le pendis au cou comme autrefois, après y avoir glissé la Griffe. Ce n’est que lorsqu’elle fut en place que je me souvins d’avoir vu un buisson semblable dans les Jardins botaniques, au tout début de mon voyage.

Personne ne saurait expliquer ce genre de chose. Depuis que je suis au Manoir Absolu, j’en ai parlé avec l’heptarque et plusieurs acaryas, mais ils n’ont pas pu me dire grand-chose, si ce n’est que l’Incréé avait déjà choisi auparavant de se manifester par l’intermédiaire de ces plantes.

Sur le moment je n’y pensais pas, étant simplement saisi d’émerveillement. Mais n’est-il pas possible que nous ayons été guidés vers le Jardin de sable en cours de réaménagement ? J’avais déjà la Griffe sur moi, quoique l’ignorant ; Aghia l’avait glissée dans ma sabretache. Ne se peut-il pas que nous ayons été conduits précisément vers ce jardin inachevé, afin que la Griffe, volant, si l’on peut dire, contre le vent du Temps, puisse faire ses adieux ? L’idée est absurde. Mais finalement, toutes le sont.

Ce qui me frappa sur la plage – et me frappa à tous les sens du terme, car je titubai sous le choc – fut que si le Principe Éternel s’était trouvé dans l’épine recourbée que j’avais portée autour de mon cou pendant tant de lieues, et se trouvait maintenant dans la nouvelle épine (peut-être la même) que je venais tout juste de cueillir, il pouvait alors se trouver dans n’importe quoi, et se trouvait en fait dans n’importe quoi, probablement : dans chacune des épines de chacun des buissons, comme dans chaque goutte d’eau de l’océan. L’épine était une Griffe sacrée parce que toutes les épines en sont ; le sable dans mes bottes était du sable sacré car il provenait d’une plage de sable sacré. Les cénobites adorent avec ferveur les reliques des sannyasins, parce que ceux-ci se sont approchés du Pancréateur. Mais il n’est rien qui n’ait approché et même touché le Pancréateur, car toutes choses sont tombées de sa main. Tout devenait relique. Je retirai mes bottes, ces bottes qui m’avaient porté jusqu’ici, et les jetai dans les flots afin de ne pas avoir à marcher chaussé sur un sol sacré.

32

Le Samrhou

Je marchai alors comme une armée formidable, car j’avançais en compagnie de tous ceux qui allaient en moi ; j’étais entouré d’une garde nombreuse, et j’étais à la fois le monarque et la garde qui protégeait sa personne. Des femmes figuraient dans mes rangs, souriantes ou sévères, ainsi que des enfants qui riaient, couraient et provoquaient Erèbe et Abaïa en lançant des coquillages dans les flots.

Il me fallut une demi-journée pour atteindre l’embouchure du Gyoll – une embouchure tellement large que la rive opposée se perdait à l’horizon. Au milieu, se trouvait un chapelet d’îlots triangulaires, parmi lesquels voguaient des navires aux voiles ventrues comme des nuages roulant au-dessus de montagnes. Je hélai l’un d’eux, qui passait près du point où je me tenais, et demandai s’il pouvait m’amener jusqu’à Nessus. Je devais avoir l’air particulièrement barbare, avec ma figure couturée de cicatrices, ma cape en lambeaux et mes côtes qui ressortaient.

Le capitaine fit néanmoins mettre une chaloupe à l’eau, geste que je n’ai pas oublié. Je pus lire de la peur mêlée de révérence dans le regard des rameurs. Peut-être était-ce seulement à la vue de mes plaies encore mal cicatrisées ; mais je me rappelais aussi ce que j’avais ressenti la première fois que j’avais vu l’Autarque dans la Maison turquoise, alors qu’il n’était pas un homme de grande taille, ni même un homme véritable.

Il fallut vingt jours et vingt nuits au Samrhou pour remonter le cours du Gyoll. On mettait à la voile dès que c’était possible ; sinon, les rameurs, au nombre de douze de chaque côté, se courbaient sur leur aviron. Croisière pénible pour les marins, car même si le courant restait très faible, il travaillait jour et nuit, et le fleuve décrivait de tels méandres que les rameurs voyaient souvent le soir encore le point où ils étaient le matin, quand le roulement du tambour les avait réveillés pour prendre le quart.

Pour moi, en revanche, ce fut une véritable croisière de plaisance. J’avais offert mes services pour manier la voile ou l’aviron, mais ils avaient été déclinés. J’avais alors dit au capitaine, un homme à l’expression rusée, qui semblait gagner sa vie tout autant par son sens du marchandage que par ses qualités de marin, qu’il serait payé lorsque nous atteindrions Nessus. Mais il ne voulut pas en entendre parler, et mit l’accent sur le fait (en tirant sur sa moustache, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il voulait montrer qu’il était absolument sincère) que ma présence à bord était la meilleure des récompenses pour lui et son équipage. Je ne crois pas qu’ils aient deviné que j’étais leur Autarque, et, par crainte d’individus dans le genre de Vodalus, je me gardai d’en rien laisser paraître ; cependant, à cause de mon regard et de mes manières, ils supposèrent que j’étais un adepte, semble-t-il.

L’incident de l’épée du capitaine ne put que les renforcer dans leur conviction superstitieuse. Il s’agissait d’un craquemart, la plus lourde des épées de marin, avec une lame aussi large que ma main, très incurvée, et gravée de soleils, d’étoiles et d’autres signes incompréhensibles pour le capitaine. Il la portait lorsque nous passions assez près d’un village sur la berge ou d’un autre bateau pour qu’il ait le sentiment que l’occasion l’exigeait de sa dignité. Mais la plupart du temps, il la laissait sur le gaillard d’arrière. C’est là que je la trouvai, et n’ayant rien d’autre à faire que de regarder des bouts de bois et des pelures de fruit passer en bouchonnant dans l’eau verte, je pris ma demi-pierre à affûter et l’aiguisai. Au bout d’un moment, le capitaine me vit en train d’en tâter le fil du pouce, et commença à se vanter de son habileté à l’épée. Étant donné que le craquemart faisait à peine les deux tiers du poids de Terminus Est, et n’avait qu’une poignée courte, je trouvai amusant de l’écouter – et ses histoires durèrent une bonne demi-veille. Un câble de chanvre de la grosseur de mon poignet, à peu près, se trouvait enroulé dans un coin ; et quand le capitaine commença à se lasser lui-même de ses récits enjolivés, je lui demandai d’en tenir une extrémité, son second le prenant à environ trois coudées plus loin. Le craquemart coupa le câble comme un cheveu ; puis, avant qu’ils aient pu reprendre leur souffle, je lançai l’épée de façon qu’elle renvoie les rayons du soleil, et la rattrapai par la garde.