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Comme je crains que cet incident ne le montre que trop bien, je commençais à me sentir beaucoup mieux. Il n’y a rien de bien stimulant pour le lecteur dans le récit de quelqu’un qui s’est reposé, qui a bien mangé et qui a respiré du bon air ; la chose accomplit par contre des merveilles pour guérir de ses blessures et se remettre de son état d’épuisement.

Si je l’avais laissé faire, le capitaine m’aurait donné sa cabine, mais je dormais sur le pont, enroulé dans ma cape ; la seule nuit où il plut, j’allai me réfugier avec les marins sous la chaloupe, retournée au milieu du pont. Comme je l’appris au cours de ce voyage, c’est dans la nature de la brise de ne plus souffler lorsque Teur tourne le dos au soleil ; c’est pourquoi, la plupart des nuits, je m’endormais au chant des rameurs, et je me réveillais au raclement de la chaîne de l’ancre frottant dans l’écubier.

Il m’arrivait parfois, cependant, de m’éveiller avant le matin, lorsque nous étions à l’ancre près d’une rive, tandis que le marin de garde somnolait sur le pont. Il arrivait aussi que la lune me tirât de mon sommeil, et je me retrouvais sur un navire en train de glisser voiles ferlées, le second à la barre et la vigie assoupie dans les haubans. C’est par une telle nuit, peu de temps après avoir franchi le Mur, que je me dirigeai vers la poupe et pus voir la trace phosphorescente laissée par notre sillage, qui faisait penser à un feu sans chaleur montant des eaux sombres ; je m’imaginai pendant un moment que les hommes-singes étaient sortis de leur mine pour venir se faire soigner par la Griffe, ou pour assouvir une vieille rancune. Une idée, en somme, pas aussi bizarre qu’elle le semblait – sotte confusion d’un esprit encore mal réveillé. Ce qui se produisit le lendemain matin n’était guère plus bizarre, mais m’affecta par contre profondément.

Les rameurs avançaient à une cadence ralentie ; il s’agissait de suivre le contour d’un méandre et de gagner un point où l’on pouvait espérer capter le peu de vent qu’il y avait. Le son du tambour et le chuintement de l’eau glissant le long des avirons ont quelque chose d’hypnotique : sans doute, ai-je tendance à croire, à cause de leur similitude avec le bruit que font, pendant notre sommeil, les battements de notre cœur et le sang passant près de notre oreille interne en route vers le cerveau.

J’étais appuyé sur la rambarde et contemplais le rivage, une zone encore marécageuse, car l’ancienne plaine était souvent inondée par les eaux limoneuses du Gyoll ; j’avais l’impression de discerner des formes dans les monticules et les tertres, comme si ces étendues sauvages aux formes douces possédaient une âme géométrique (ainsi qu’il en est de certains tableaux) qui s’évanouissait lorsqu’on fixait son attention sur elle, et réapparaissait dès que l’on détournait les yeux. Le capitaine vint à mes côtés ; je lui dis avoir entendu raconter que les ruines de la ville s’étendaient très loin en aval du fleuve, et lui demandai quand nous verrions les premières. Ma question le fit rire, et il m’expliqua que cela faisait deux jours que nous avions abordé l’ancienne ville ; il me prêta sa lunette, et je pus vérifier moi-même que ce que je prenais pour une vieille souche était en réalité une colonne brisée et inclinée recouverte de mousse.

Tout, d’un seul coup – murs, rues, monuments –, sembla jaillir de sa cachette, et se reconstruire comme s’était reconstituée la ville de pierre, tandis que nous l’observions depuis le toit du mausolée, avec les deux sorcières. Rien n’avait changé, sinon mon état d’esprit, mais j’avais été brusquement transporté, infiniment plus vite que si j’avais été à bord du vaisseau de maître Malrubius, d’une région désolée au milieu d’antiques et immenses ruines.

Maintenant encore, je ne peux m’empêcher de rester songeur en me demandant ce que nous percevons réellement de la réalité qui nous entoure. Pendant des semaines, j’ai cru que mon ami Jonas était simplement un homme ayant une prothèse à la place de la main ; et quand je me trouvais avec Baldanders et le Dr Talos, j’avais ignoré des dizaines d’indices montrant pourtant que des deux, c’était Baldanders le maître. Et comme j’avais été impressionné, à la sortie de la porte de Compassion, en voyant que Baldanders ne profitait pas de l’occasion pour fuir son tyran !

Au fur et à mesure que nous avancions, les ruines devenaient de plus en plus évidentes. À chaque boucle de la rivière, les murs chargés de verdure s’élevaient plus haut, à partir d’un sol plus solide. Lorsque je m’éveillai le lendemain matin, je vis que les immeubles les plus résistants comportaient encore un ou deux étages. Peu de temps après, j’aperçus un petit bateau de fabrication récente, amarré à une ancienne jetée. Je le montrai au capitaine, qui sourit de ma candeur et dit : « Il y a des familles entières qui vivent, petits-fils après aïeuls, du pillage de ces ruines.

— C’est bien ce que j’ai entendu dire, mais ce n’est certainement pas l’un de leurs bateaux. Il est bien trop petit pour être chargé d’objets.

— Mais pas pour transporter des bijoux et des pièces de monnaies anciennes. Seuls ces gens abordent ici. Il n’y a pas de loi : les pilleurs s’entre-tuent, et égorgent tous ceux qui s’aventurent sur leur territoire.

— Il faut pourtant que je m’y rende. M’attendrez-vous ? »

Le capitaine me regarda comme si j’étais fou.

« Combien de temps ?

— Jusqu’à midi ; pas davantage.

— Regardez, me dit-il en montrant un point du doigt. Là se termine la dernière grande courbe. Nous vous débarquerons ici, et nous vous retrouverons là-bas, à l’endroit où le chenal entame une courbe plus petite. Nous n’y arriverons qu’à midi passé. »

J’acceptai, et il fit mettre la chaloupe du Samrhou à l’eau. Il désigna quatre hommes pour me conduire à terre. Nous étions sur le point de larguer les amarres, lorsqu’il détacha son craquemart et me le tendit, me disant d’un ton solennel : « Il m’a servi pendant bien des terribles combats. Visez à la tête et faites bien attention à ne pas abîmer le fil sur leur boucle de ceinturon… »

Je le remerciai avec effusion, et lui répondis que j’avais toujours eu un faible pour le cou. « Une bonne chose, remarqua-t-il, tant que vous n’avez pas de camarades à côté que vous pourriez atteindre accidentellement, par le mouvement de taille à plat », et il tira sur sa moustache.

Assis à la poupe, j’eus tout le loisir d’observer le visage de mes rameurs : de toute évidence, ils avaient presque aussi peur de la rive que de moi. Ils se rangèrent le long du petit bateau, et faillirent bien faire chavirer leur chaloupe dans leur hâte de faire demi-tour. Après avoir vérifié que ce que j’avais aperçu depuis le Samrhou dans la petite embarcation était bien ce que j’avais cru, un coquelicot rouge fané abandonné sur l’unique banc, je les observai tandis qu’ils faisaient force de rames pour regagner le bateau. Bien qu’il y eût un léger vent qui venait faire rouler les plis de la grand-voile, le capitaine fit sortir les avirons qui s’abattirent à une cadence rapide. Je supposai qu’il voulait contourner le plus rapidement possible le grand méandre ; et si je ne me trouvais pas au rendez-vous, il pourrait continuer sans moi, en se disant (et en disant aux autres, si on lui demandait des comptes) que la faute m’en incombait et non à lui. En me faisant cadeau de son craquemart, il avait soulagé sa conscience.