Des marches de pierre, semblables à celles d’où nous plongions lorsque j’étais apprenti, étaient taillées dans l’ancien appontement. Celui-ci était désert, et presque entièrement recouvert par le gazon qui avait dû commencer par pousser entre les fentes des pierres. La ville en ruine, ma propre ville de Nessus – bien qu’elle fût la Nessus d’une époque révolue depuis bien longtemps –, s’étendait devant moi, apparemment calme et paisible. Quelques oiseaux passèrent rapidement, mais ils étaient aussi silencieux que les étoiles rendues presque invisibles par le soleil. Le Gyoll, murmurant pour lui-même dans le milieu du courant, semblait déjà loin de moi et des carcasses vides des bâtiments entre lesquels j’avançais en boitant. Le silence devint total lorsque je perdis l’eau de vue – comme si quelque visiteur incertain, en pénétrant dans une nouvelle pièce, préférait se taire.
Il me paraissait difficile de croire que je me trouvais bien dans le quartier d’où provenaient les meubles volés, comme Dorcas me l’avait dit. Je commençai par regarder par toutes les portes et les fenêtres, mais il ne restait plus rien, sinon des débris et des feuilles mortes tombées des jeunes arbres, qui, déjà, soulevaient le dallage. Je ne trouvai pas non plus de traces des pillards ; seulement des déjections d’animaux, quelques plumes et des ossements dispersés.
Je ne me rends pas compte si j’ai pénétré très loin dans les ruines. J’avais l’impression d’avoir couvert une lieue, mais peut-être était-ce beaucoup moins. Je n’étais guère inquiet à l’idée de ne plus bénéficier du Samrhou comme mode de transport. J’avais parcouru à pied presque tout le chemin entre Nessus et la zone des combats au-delà des montagnes, et si mes pas étaient devenus inégaux, la plante de mes pieds s’était endurcie sur le pont du bateau. N’ayant jamais été accoutumé à porter l’épée à la taille, je tirai le craquemart de son baudrier et le tins à l’épaule, comme je faisais le plus souvent avec Terminus Est. Le soleil d’été dégageait cette impression de chaleur particulière qui suit une matinée légèrement fraîche. J’en jouissais agréablement et en aurais profité davantage, ainsi que du calme et de la solitude, si je n’avais pas été en train de penser à ce que j’allais dire à Dorcas, si jamais je la rencontrais, et à ce qu’elle me dirait.
L’aurais-je su, je me serais évité ce genre de préoccupation ; je tombai sur elle bien plus rapidement que ce à quoi j’aurais pu raisonnablement m’attendre, mais ne lui parlai pas – pas plus qu’elle ne me parla : elle ne me vit même pas, pour autant que je sache.
Les bâtiments, grands et solidement bâtis près de la rive, avaient depuis longtemps laissé la place à des constructions plus modestes, toutes écroulées, sans doute d’anciennes maisons individuelles et des magasins. J’ignore ce qui m’a conduit vers elle. Je n’entendis aucun sanglot, mais il se peut que se soient produits quelques bruits imperceptibles, grincement d’un gond, craquement d’une chaussure. Peut-être était-ce seulement le parfum de la fleur qu’elle portait : quand je la vis, un arum blanc et marqué comme elle de taches de rousseur était piqué dans sa chevelure. Une fleur dont la douceur, aussi, était à sa ressemblance ; sans doute l’avait-elle emportée intentionnellement, pour remplacer le coquelicot rouge qu’elle avait laissé dans son petit bateau à l’amarre. (Mais j’anticipe sur le récit.)
J’essayai de pénétrer dans le bâtiment par la façade ; cependant, le plancher pourri était déjà à demi écroulé dans les fondations, là où les arches qui le soutenaient s’étaient elles-mêmes effondrées. À l’arrière, la réserve était moins endommagée. Sans doute cette allée étroite et sombre, maintenant envahie de fougères, avait dû être considérée comme dangereuse autrefois, car les murs ne comportaient que des fenêtres exiguës ou pas du tout. Je finis cependant par trouver une porte étroite cachée sous du lierre, une porte dont le fer avait été rongé comme du sucre par les pluies, et dont la partie en chêne était en train de se désagréger. Des marches ayant l’air encore solides conduisaient à l’étage.
Elle était agenouillée et me tournait le dos. Elle avait toujours été menue ; mais maintenant, ses épaules me faisaient penser au dos d’une chaise en bois sur lequel on aurait jeté un jupon de femme. Ses cheveux d’or pâle étaient toujours les mêmes – tels que je les avais vus pour la première fois, dans le jardin du Sommeil sans Fin. Le corps du vieillard que j’y avais rencontré, poussant son esquif d’une perche, était étendu devant elle sur une civière, le dos si raide et le visage tellement rajeuni par la mort que j’eus de la peine à le reconnaître. Un panier, ni grand ni petit, se trouvait posé sur le sol près d’elle, ainsi qu’une cruche fermée par un bouchon de liège.
Je ne dis rien, et quand je l’eus regardée ainsi pendant quelques instants, je m’éloignai. Aurait-elle été ici depuis longtemps, je l’aurais appelée et serrée dans mes bras. Mais elle venait à peine d’arriver, et je vis que la chose était impossible. Tout le temps que j’avais mis pour aller de Thrax au lac Diuturna, puis de là jusqu’au front, plus tout celui que j’avais passé en tant que prisonnier de Vodalus, puis à remonter le cours du Gyoll, elle l’avait consacré à revenir chez elle, à l’endroit où elle vivait quarante ans ou davantage auparavant, même si cet endroit tombait maintenant en ruine.
Tout comme mon corps s’était entre-temps dégradé, et bourdonnait d’ancienneté comme un cadavre assailli de mouches. Non point que l’esprit de Thècle, de l’ancien Autarque et des centaines d’autres qui s’étaient introduits en moi avec lui eussent fait de moi un vieillard. Ce n’étaient pas leurs souvenirs mais les miens qui me donnaient de l’âge, tandis que j’évoquais Dorcas en train de frissonner à côté de moi sur le sentier de roseaux flottants, lorsque, tous les deux mouillés et glacés, nous bûmes à la bouteille de Hildegrin l’un après l’autre, comme deux enfants, ce que nous étions en vérité.
Je ne fis pas attention à l’itinéraire que j’empruntai après cette rencontre. Je suivis une rue très droite sur toute sa longueur, où seul le silence était vivant, et lorsque j’arrivai à son extrémité, je tournai au hasard. Au bout d’un moment, je retrouvai le Gyoll, et regardant vers l’aval, je vis le Samrhou à l’ancre, à l’endroit convenu. L’apparition d’un basilosaure remonté des abysses de l’océan ne m’aurait pas surpris davantage.
Quelques instants plus tard, j’étais assailli par les marins, qui m’entourèrent en souriant. Le capitaine me secoua la main et dit : « J’avais peur d’être arrivé trop tard. Je ne pouvais m’empêcher de vous imaginer en train de défendre votre vie en vue de la rivière, et nous encore à une demi-lieue de vous. »
Le second, un homme d’une stupidité si remarquable qu’il prenait le capitaine pour un meneur d’hommes, me lança une grande claque dans le dos et cria : « Il leur aurait donné une bonne leçon ! »
33
La citadelle de l’Autarque
Même si chaque lieue qui m’éloignait de Dorcas me déchirait le cœur, je ne pourrais vous décrire mon plaisir en me retrouvant à bord du Samrhou après avoir traversé ce sud vide et silencieux.