Ses ponts étaient taillés dans un bois fraîchement coupé d’un blanc impur mais délicat, et poncés tous les jours à l’aide d’un grand paillet surnommé l’ours – sorte de gros coussin fabriqué à l’aide de vieux cordages tressés, et alourdi du poids des deux cuisiniers, que l’équipage devait traîner jusque sur le plus petit bout de lame des ponts avant le déjeuner. Les anfractuosités entre les planches étaient colmatées à la poix, si bien que ces ponts faisaient penser à des terrasses pavées selon quelque motif audacieux et fantastique.
Le Samrhou possédait une proue élevée, dont l’extrémité s’enroulait sur elle-même. Des yeux, ayant chacun une pupille aussi grande qu’un plat de service et un iris du bleu ciel le plus éclatant qu’il soit possible de trouver, surveillaient les flots d’émeraude afin de trouver le bon passage ; l’œil gauche servait d’écubier et laissait couler une traînée de larmes – la chaîne.
En avant de l’étrave, soutenue par une entretoise triangulaire elle-même sculptée, percée, dorée et peinte, se dressait la figure de proue, l’oiseau d’immortalité. Elle avait une tête de femme avec un visage long et aristocratique, des yeux petits et noirs, et son manque absolu d’expression était le plus beau des commentaires sur la sombre sérénité de ceux qui ne connaîtront jamais la mort. Des plumes de bois peint descendaient de son cuir chevelu, recouvraient en partie ses épaules et venaient soutenir ses seins parfaitement ronds ; ses bras étaient deux ailes soulevées en arrière, dont la pointe s’élevait au-dessus de la proue. Les rémiges d’or et d’écarlate cachaient en partie l’entretoise triangulaire. Si je n’avais vu les anpiels de l’Autarque, je l’aurais certainement prise pour une créature purement fabuleuse – comme le faisaient sans doute les marins.
La longue vergue de beaupré passait à tribord de la proue, entre les ailes du Samrhou. Le mât de beaupré, à peine plus long que cette vergue, s’élevait du château avant. Il était incliné vers la proue pour donner plus de surface de toile à la grand-voile, mais on aurait dit qu’il avait été dévié par l’étai du foc. Le grand mât se dressait aussi droit que le pin qu’il avait autrefois été, mais le mât d’artimon était incliné vers la poupe, si bien que les sommets des trois mâts étaient beaucoup plus éloignés les uns des autres que leurs bases. Chacun de ces mâts était équipé d’une vergue constituée de deux espars liés qui avaient autrefois été de jeunes arbres, et ses vergues ne portaient qu’une seule voile de forme triangulaire, couleur de rouille.
La coque était peinte en blanc en dessous de la ligne de flottaison et en noir au-dessus, en dehors de la figure de proue et des deux grands yeux dont j’ai déjà parlé ; quant à la rambarde du château arrière, elle était d’un bel écarlate pour symboliser à la fois le statut élevé du capitaine et son passé sanguinaire. En réalité, ce château arrière n’occupait guère qu’un sixième de la longueur totale du Samrhou, mais c’était là que se trouvaient la barre et l’habitacle, et c’était de là que l’on jouissait de la meilleure vue, mis à part celle qu’avait la vigie dans les haubans. La seule arme véritable du Samrhou, un canon sur affût pivotant pas plus gros que celui que j’avais vu sur le dos de Mamillian, était également postée là, prête à tirer sur les flibustiers comme sur d’éventuels mutinés. À l’aplomb de la rambarde de poupe, deux supports métalliques aussi délicatement recourbés que des antennes de grillon se terminaient par des lanternes à facettes multiples, l’une d’un rouge très pâle, l’autre d’une teinte smaragdine, comme l’éclat de la lune.
C’est en dessous de ces lanternes que je me tenais le lendemain soir de mon expédition, écoutant les coups réguliers du tambour, l’éclaboussement liquide des grands avirons dans l’eau et le chant des marins, lorsque j’aperçus les premières lumières sur la rive. Ici se trouvait la limite sur laquelle se mourait la ville, le foyer des plus pauvres entre les pauvres, mais aussi la limite de la cité vivante, où cessait l’empire de la mort. Ici des êtres humains se préparaient à dormir, et finissaient peut-être un maigre repas du soir. Je lus mille miséricordes dans chacune de ces lumières, et entendis mille de ces histoires que l’on raconte au coin du feu. En un certain sens, j’étais de nouveau chez moi. Et le même chant qui avait accompagné mon départ au printemps me ramenait maintenant :
Je ne pouvais m’empêcher de me demander qui allait prendre la route, cette nuit.
Toute histoire un peu longue, si elle est racontée avec sincérité, contient tous les éléments ayant contribué au drame humain, depuis que les premiers vaisseaux de fabrication grossière ont abordé les rivages de la lune : on trouvera non seulement des faits héroïques et les émotions les plus tendres, mais aussi des choses grotesques ou le pathos le plus enflé. Je me suis efforcé de ne retranscrire que la vérité, sans l’embellir, sans me soucier un seul instant si toi, mon lecteur, n’allais pas trouver telle partie invraisemblable et telle autre insipide ; et si la guerre au-delà des montagnes a été le lieu de hauts faits (de la part des autres bien plus que de moi-même), mon internement par Vodalus et les Asciens une période d’horreur, alors que ma croisière sur le Samrhou fut un intermède tout de tranquillité, ce à quoi nous arrivons maintenant relève plutôt de la comédie.
Nous approchions de cette partie de la ville où se trouve la Citadelle – qui se trouve au sud, mais non pas à la limite extrême du Sud –, de jour et toutes voiles dehors. C’est avec la plus grande attention que j’observais la rive orientale que dorait le soleil, et je me fis déposer par le capitaine sur cet escalier boueux d’où nous nous jetions à l’eau, et où nous nous chamaillions. J’espérais passer par le portail de la nécropole, et entrer ainsi dans la Citadelle par la partie effondrée du mur d’enceinte, à proximité de la tour Matachine ; mais le portail en question était fermé et verrouillé, et aucun groupe de volontaires ne vint se présenter pour me permettre d’entrer. Je fus donc obligé de marcher sur plusieurs chaînes le long de la nécropole, puis le long de l’enceinte jusqu’à la barbacane.
Là, je tombai sur une garde nombreuse qui me conduisit devant l’officier de service ; celui-ci, quand je lui dis que j’étais bourreau, supposa que j’étais l’une de ces épaves qui, notamment à l’approche de l’hiver, cherchent à se faire admettre dans la guilde. Il décida (tout à fait judicieusement, s’il ne s’était pas trompé) de me faire fouetter. Pour empêcher cela, je fus malheureusement obligé de rompre les pouces de deux de ses hommes, puis de lui demander, après l’avoir maîtrisé avec la prise dite du chaton et de la balle, de me conduire auprès de son supérieur hiérarchique, le castellan.
J’admets avoir été quelque peu impressionné à l’idée de rencontrer ce personnage, que je n’avais jamais vu au cours de toutes mes années d’apprentissage dans la forteresse qu’il commandait. Je trouvai un vieux soldat à la chevelure argentée, et qui boitait autant que moi. Bégayant de rage, l’officier lança ses accusations tandis que j’attendais : je l’avais agressé et insulté (faux), j’avais blessé deux de ses hommes, et ainsi de suite. Le castellan le laissa terminer, puis nous regarda tous deux tour à tour, avant de faire signe à l’officier de sortir. Il m’offrit alors un siège.