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« Vous n’êtes pas armé », dit-il. Il avait une voix rauque avec quelque chose de doux dans l’intonation, comme s’il l’avait éraillée à force de crier des ordres.

« En effet.

— Mais vous avez connu les combats, et vous vous êtes trouvé dans la jungle au nord des montagnes, là où il n’y a plus eu de combats depuis qu’ils ont contourné notre flanc gauche en traversant l’Ouroboros.

— C’est exact, répondis-je. Mais comment avez-vous pu le deviner ?

— La blessure que vous avez à la cuisse n’a pu être faite que par l’une de leurs lances. J’en ai suffisamment vu pour pouvoir les reconnaître. Le rayon a traversé le muscle, puis a été réfléchi par le fémur. Sans doute auriez-vous pu être juché sur un arbre et frappé depuis le sol par un hastat, je suppose, mais l’hypothèse la plus vraisemblable est que vous vous trouviez sur un destrier, en train de charger des fantassins. Vous ne faisiez pas partie des cataphractes, car ils ne vous auraient pas eu aussi facilement… Les demi-lances ?

— Non, j’appartenais seulement à la cavalerie légère des irréguliers.

— Il faudra que vous me racontiez cela, car votre accent est celui d’un citadin, et ils engagent la plupart du temps des éclectiques ou des gens de cette sorte. Vous avez également une double cicatrice au pied, dont les marques sont séparées d’une paume, blanches et propres : morsure de chauve-souris suceuse de sang. Il n’y en a de cette taille que dans la véritable jungle, celle qui se trouve à la ceinture du monde. Comment vous êtes-vous retrouvé là-dedans ?

— Notre atmoptère s’est écrasé. J’ai été fait prisonnier.

— Évadé ? »

Encore une question, et j’aurais été obligé de parler d’Aghia, de l’homme vert, et de mon voyage depuis la jungle jusqu’à l’embouchure du Gyoll, sujets d’une importance beaucoup trop grande pour être abordés sans précautions. Au lieu de lui répondre, je prononçai les mots d’autorité appropriés à la Citadelle et à son castellan.

Étant donné son infirmité, je lui aurais permis de rester assis si j’en avais eu le temps ; mais il sauta sur ses pieds et salua, puis tomba à genoux et me baisa la main. Sans le savoir, il fut donc le premier à me rendre hommage, distinction qui lui vaut le privilège d’une audience privée tous les ans ; mais il n’en a pas encore fait la demande, et peut-être ne la fera-t-il jamais.

Il m’était impossible de continuer ma démarche dans la tenue que j’avais. Le vieux castellan serait mort d’une attaque si je l’avais exigé, et il était tellement inquiet pour ma sécurité que l’incognito le plus absolu aurait signifié être accompagné d’un peloton de hallebardiers déguisés. Je ne tardai pas à me retrouver en jaseran de lapis-lazuli, cothurnes et lemnisque, le tout mis en valeur par un baculus d’ébène et une volumineuse cape de damassin rehaussé de perles à demi rongées. Tout cet attirail était d’une incroyable antiquité : il provenait en effet d’un magasin datant de l’époque où la Citadelle était la résidence officielle des autarques.

C’est pourquoi au lieu de pénétrer dans notre tour, comme j’en avais tout d’abord eu l’intention, habillé de la même cape que j’avais en la quittant, j’y fis ma réapparition transformé en un personnage méconnaissable, d’une maigreur squelettique, boiteux, couturé de cicatrices hideuses et paré de vêtements de cérémonie fantaisistes. C’est sous cette apparence que je fis irruption dans le bureau de maître Palémon, et je suis convaincu d’avoir manqué de peu de le faire mourir de peur, car il venait d’apprendre seulement quelques instants auparavant que l’Autarque était dans la Citadelle et désirait lui parler.

Il me parut avoir beaucoup vieilli depuis mon départ. Peut-être était-ce simplement parce que je ne me souvenais pas de lui comme il était au moment de mon exil, mais comme je le voyais tous les jours, quand j’étais enfant, dans la petite classe où il nous donnait ses leçons. Néanmoins, il me plaît de penser qu’il se faisait du souci pour moi, ce qui n’aurait rien de tellement surprenant ; j’avais toujours été son meilleur élève et son favori. C’est sans aucun doute son vote, qui avait contré celui de maître Gurloes, qui m’avait sauvé la vie ; et il m’avait fait cadeau de son épée.

Qu’il se soit fait beaucoup de souci ou peu, son visage me parut parcouru de rides plus profondes qu’autrefois ; et ses cheveux clairsemés, restés gris dans mon souvenir, étaient maintenant de cette nuance jaunâtre qu’a le vieil ivoire. Il s’agenouilla et me baisa les doigts, et ne fut pas peu surpris lorsque je l’aidai à se relever et lui dis de retourner s’asseoir derrière sa petite table.

« Vous êtes trop généreux, Autarque », me dit-il. Puis, utilisant une ancienne formule, il ajouta : « Votre miséricorde s’étend de soleil en soleil.

— Ne vous rappelez-vous pas qui nous sommes ?

— Auriez-vous été retenu ici ? » Il me regarda attentivement à travers le curieux dispositif de lentilles sans lequel il était pratiquement aveugle, et je devinai que sa vision, déjà très basse bien avant que ma naissance ne soit portée sur les registres pâlis de la guilde, s’était encore affaiblie. « Vous avez subi des supplices, je vois. Mais par des méthodes trop brutales, il me semble, pour avoir été employées ici.

— Ce n’est pas vous qui nous les avez infligés, en effet, répondis-je en touchant les cicatrices de ma joue. Cependant, nous avons séjourné dans les oubliettes sises en dessous de cette tour. »

Il soupira – une brève et légère expiration de vieillard – et baissa les yeux sur ses papiers gris en désordre. Il parla tellement bas que je ne compris pas un mot de ce qu’il disait, et je fus obligé de le faire répéter.

« Le moment est venu, murmura-t-il. Je savais qu’il viendrait, mais j’espérais être mort et oublié avant. Allez-vous nous dissoudre, Autarque ? Ou nous attribuer une autre tâche ?

— Nous n’avons pas encore décidé de ce que nous ferons de vous et de la guilde que vous servez.

— Cela ne vous sera d’aucun profit. Si je vous offense, Autarque, je demande votre indulgence en raison de mon âge… mais toujours est-il que cela ne vous sera d’aucun profit. Vous finirez par découvrir que vous avez besoin d’hommes pour faire ce que nous faisons. Vous pouvez appeler cela soigner, si vous voulez : on l’a déjà fait souvent. Ou procéder à un rituel : on l’a fait aussi. Mais vous vous apercevrez que plus on la déguise, plus la chose devient effrayante. Vous contenterez-vous d’emprisonner ceux qui ne méritent pas la mort ? Vous vous trouverez face à une armée enchaînée. Vous découvrirez que vous détenez des prisonniers dont l’évasion serait une catastrophe, et que vous aurez besoin de serviteurs pour vous venger et faire passer la justice sur ceux qui en ont fait mourir des dizaines dans les souffrances. Qui d’autre pourrait le faire ?

— Personne n’exercera la justice que vous dispensez. Vous avez dit que notre miséricorde s’étendait de soleil en soleil, et nous espérons qu’il en est ainsi. Mais même au plus ignoble, notre miséricorde accordera une mort rapide. Non pas parce que nous nous apitoyons sur leur sort, mais parce que nous trouvons intolérable que des hommes de bonne volonté passent toute une vie à infliger des supplices. »

Il releva brusquement la tête, et ses lunettes brillèrent. Ce fut la seule et unique fois, depuis tant d’années que je le connaissais, où je pus me faire une idée de ce qu’il avait été dans sa jeunesse. « Ce doit être fait par des hommes de bonne volonté. Vous êtes bien mal conseillé, Autarque ! C’est que ce travail fût fait par des méchants qui serait intolérable ! »