Je souris. Son visage, tel que je venais de l’apercevoir, venait de me rappeler quelque chose à quoi je n’avais pas voulu penser depuis des mois. À savoir que la guilde était ma famille et le seul foyer que j’aurais jamais. Et que jamais je ne trouverais un ami dans le monde, si je n’étais pas capable d’en trouver ici. « Entre nous, maître Palémon, dis-je doucement, nous avons décidé que ce travail ne serait plus jamais fait. »
Il ne répondit pas, et à son expression, je compris qu’il n’avait même pas fait attention à ma réponse. Au lieu de cela, il avait écouté le son de ma voix, et la joie et le doute paraissaient tour à tour sur son visage, comme l’ombre et la lumière.
« Oui, repris-je, c’est Sévérian. » Et tandis qu’il reprenait ses esprits, j’allai à la porte et me fis donner ma sabretache, que j’avais confiée à un officier de ma garde. Elle était enveloppée dans ce qui avait été ma cape de guilde en fuligine, délavée et usée et devenue maintenant d’un noir rouillé. L’étendant sur le bureau de maître Palémon, j’ouvris le sac de peau et en déversai le contenu. « Voici tout ce que nous ramenons », dis-je.
Il sourit comme il avait l’habitude de le faire lorsque, en classe, il me prenait en faute sur quelque question mineure. « Ça et le trône du Phénix… me raconterez-vous comment ? »
Et je racontai. Le récit dura longtemps, et plus d’une fois, mes protecteurs frappèrent à la porte pour s’assurer que tout allait bien ; finalement, je fis monter un repas pour nous deux. Lorsque du faisan il ne resta plus que les os, que les gâteaux furent mangés et le vin bu, nous parlions toujours. C’est ce jour-là que je conçus le projet que ce livre concrétise : écrire le récit de ma vie. J’avais primitivement l’intention de commencer cette histoire par le jour où je quittai la tour Matachine, pour la terminer sur celui de mon retour. Je ne tardai pas à me rendre compte que si une telle construction satisfaisait ce sens de la symétrie que chérissent tant d’artistes, il était tout à fait impossible à quelqu’un de comprendre mes aventures sans savoir quelque chose de mon adolescence. De même, certains éléments resteraient incomplets si je ne prolongeais pas mon récit d’au moins quelques jours au-delà de mon retour. Peut-être ai-je conçu pour quelqu’un Le Livre d’or. Et il se peut en effet que toutes mes pérégrinations n’aient été qu’une invention des bibliothécaires pour recruter des lecteurs ; à moins que cela ne soit encore trop espérer.
34
La clef de l’univers
Une fois mon récit terminé, maître Palémon se tourna vers le petit tas que faisaient mes maigres biens, et prit dans ses mains tout ce qui restait de Terminus Est : la poignée, le pommeau d’opale et la garde d’argent. « C’était une bonne épée, dit-il. En te la donnant, j’ai bien failli te donner la mort, mais c’était une bonne épée.
— Nous l’avons toujours portée avec grande fierté, sans jamais trouver de raisons de nous en plaindre. »
Il soupira, et l’air parut avoir du mal à passer par sa gorge. « Elle n’est plus. C’est la lame qui constitue l’épée, non ses accessoires. La guilde conservera ces restes quelque part, avec votre cape et votre sabretache, car ce sont des objets qui vous ont appartenu. Lorsque vous et moi serons morts depuis des siècles, de vieux maîtres dans mon genre les montreront aux apprentis. Quel dommage que nous n’ayons pas aussi la lame ! Je l’ai utilisée pendant bien des années avant que vous n’entriez à la guilde, mais je n’avais jamais imaginé qu’elle serait un jour détruite par une arme diabolique. » Il reposa le pommeau d’opale et eut un froncement de sourcils. « Qu’est-ce qui vous tourmente ? J’ai vu des hommes grimacer moins que cela alors qu’on était en train de leur arracher les yeux.
— Il existe toute sorte de variétés d’armes diaboliques, comme vous dites, face auxquelles l’acier est impuissant. Nous en avons eu un aperçu lorsque nous nous trouvions en Orithye. Et ce sont des dizaines de milliers de nos soldats qui leur résistent avec des lances à éclairs et des javelots, ou des épées beaucoup moins bien trempées que Terminus Est. S’ils sont victorieux pour l’instant, c’est que les armes à énergie des Asciens sont peu nombreuses – en l’occurrence uniquement parce que les Asciens manquent des sources d’énergie qui servent à les produire. Mais que se passera-t-il si Teur se voit octroyer un Nouveau Soleil ? Les Asciens ne seront-ils pas capables de mieux utiliser son énergie que nous ?
— La chose n’est pas impossible, admit maître Palémon.
— Nous avons réfléchi collectivement avec les autarques qui nous ont précédés – nos frères de guilde, en quelque sorte, dans notre nouvelle guilde. Maître Malrubius a dit que seul notre prédécesseur immédiat, au cours des temps modernes, avait osé se présenter à l’épreuve. Lorsque nous entrons en contact avec l’esprit des autres, nous constatons souvent qu’ils l’ont refusée pour avoir estimé que nos ennemis, qui bien plus que nous ont conservé les anciennes sciences et savoirs, en tireraient un avantage supérieur. N’est-il pas possible qu’ils aient raison ? »
Maître Palémon réfléchit longtemps avant de me donner sa réponse. « Je ne saurais dire. Vous me croyez plein de sagesse parce que je vous ai jadis enseigné ; mais, contrairement à vous, je ne connais pas le septentrion. Vous avez vu les armées des Asciens, je n’en ai jamais aperçu un seul. Je suis flatté que vous me demandiez mon avis. Cependant, si j’en crois ce que vous m’avez rapporté, ils sont rigides et incapables d’adaptation. J’ai l’impression que bien rares sont ceux d’entre eux qui pensent par eux-mêmes. »
Je haussai les épaules. « Cela est vrai de toute masse humaine, Maître. Néanmoins, c’est peut-être encore plus vrai dans leur cas. Et ce que vous appelez leur rigidité est quelque chose de terrible – une stupeur mortelle qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Ils ressemblent à des hommes et à des femmes, pris individuellement, mais sont comme des machines de bois et de pierre une fois ensemble. »
Maître Palémon se leva, se dirigea vers l’écoutille et regarda la forêt de tours qui s’étendait devant lui. « Nous aussi sommes trop rigides, dit-il. Trop rigides dans la guilde, trop rigides dans la Citadelle. Cela m’en apprend beaucoup que vous, qui avez été élevé ici, les ayez vus ainsi ; ils doivent être particulièrement inflexibles. Je pense qu’en dépit de leur science – qui n’est peut-être pas aussi avancée que vous le croyez –, le peuple de la Communauté sera mieux à même d’utiliser les nouvelles circonstances à son avantage.
— Nous-mêmes ne sommes ni flexible ni inflexible. Mis à part une mémoire d’une précision exceptionnelle, nous ne sommes qu’un homme ordinaire.
— Non, non ! » lança maître Palémon en frappant la table du poing, tandis que ses verres lançaient de nouveaux éclairs. « Vous êtes un homme extraordinaire, né dans une époque ordinaire. Quand vous étiez apprenti, je vous ai battu une ou deux fois, vous vous en souvenez, je le sais. Mais même lorsque je vous battais, je savais que vous deviendriez un personnage extraordinaire, le plus grand maître que notre guilde aurait jamais. Et vous serez un de ces maîtres ; même si vous supprimez notre guilde, nous vous élirons !
— Nous vous avons déjà expliqué que nous avions l’intention de réformer la guilde, non de la dissoudre. Nous ne sommes même pas sûr d’en avoir la compétence. Vous nous respectez parce que nous avons atteint la plus élevée des situations. Mais c’est par hasard, et nous le savons. Notre prédécesseur l’a également atteinte par hasard, et les esprits qui vivent maintenant en nous, et dont nous n’éprouvons encore la présence que faiblement, à une ou deux exceptions près, ne sont pas ceux de génies. La plupart ont appartenu à des hommes et des femmes ordinaires, pêcheurs et artisans, fermières et catins. Quant au reste, ce sont ceux d’érudits excentriques de seconde catégorie, du genre de ceux dont se moquait Thècle.