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— Brise la cucurbite. »

J’hésitai. « Ne vas-tu pas en mourir ?

— Je n’ai jamais vécu. Je cesserai simplement de penser. Brise le verre.

— Mais tu vis.

— Je ne grandis pas, je ne bouge pas, je ne réagis à aucun stimulus, seulement à la pensée, ce qui ne peut être compté comme une réaction. Je suis incapable de perpétuer mon espèce, ni aucune autre. Brise le verre.

— Si ton problème est de ne pas vivre, je préférerais trouver quelque moyen de t’amener à vivre.

— Telles sont donc les limites de la fraternité. Lorsque tu te trouvais emprisonnée ici, Thècle, et que ce garçon t’a apporté le couteau, pourquoi n’as-tu pas plutôt cherché à vivre davantage ? »

Je sentis le sang me brûler les joues, et je levai mon sceptre d’ébène, mais je ne frappai pas. « Vivant ou mort, tu es doté d’une intelligence pénétrante. Thècle est cette partie de moi-même qui se met le plus facilement en colère.

— Si tu avais hérité de ses glandes en même temps que de ses souvenirs, j’aurais réussi.

— Et tu sais cela. Comment peux-tu savoir tant de choses, toi qui ne vois même pas ?

— Les mouvements des esprits grossiers engendrent d’infimes vibrations qui agitent Le liquide de ce flacon. Je t’entends penser.

— Je remarque que je t’entends également penser. Comment cela est-il possible avec toi, mais pas avec les autres ? »

Regardant maintenant directement dans le petit visage ridé, qu’éclairait l’un des derniers rayons de soleil tombant de l’un des hublots poussiéreux, je ne fus plus aussi sûr de voir ses lèvres bouger.

« Parce que tu n’entends que toi-même, comme toujours. Tu ne peux entendre les autres, car vos esprits n’arrêtent pas de hurler, comme un enfant hurle dans son panier. Ah je vois que tu te souviens de cela.

— Je me souviens d’une époque fort lointaine, où j’avais froid et faim. J’étais étendu sur le dos, dans une pièce aux murs bruns, et j’entendais le son de mes propres cris. Oui, je devais encore être bébé, même pas assez vieux pour avancer en rampant. Tu es vraiment très fort. À quoi est-ce que je pense en ce moment ?

— Que je ne suis que l’une des variations inconscientes de ton propre pouvoir, comme l’était la Griffe. Ce qui est bien entendu exact. J’étais malformé, et je suis mort avant ma naissance. Depuis, j’ai été conservé dans de l’alcool blanc. Brise le verre.

— Auparavant, je voudrais te questionner.

— Frère, un vieil homme tenant une lettre se présente à la porte. »

Je tendis l’oreille. Cela faisait une impression étrange, après n’avoir écouté que ses paroles dans mon esprit, d’entendre de nouveau des bruits véritables – l’appel des merles ensommeillés parmi les tours, et les coups discrets à la porte.

Le messager était le vieux Roudessind, l’homme qui m’avait guidé vers la pièce en trompe l’œil du Manoir Absolu. Je le fis entrer (à la surprise, ai-je eu l’impression, des sentinelles), car je voulais lui parler, et savais qu’avec lui je n’avais pas besoin de me soucier de ma dignité.

« C’est la première fois de ma vie que j’entre ici, dit-il. En quoi puis-je vous être utile, Autarque ?

— Votre seule présence est déjà une grande satisfaction, Roudessind. Vous savez qui nous sommes, n’est-ce pas ? Vous nous avez reconnus la dernière fois que nous nous sommes rencontrés.

— Si je n’avais déjà connu votre visage, Autarque, j’en connaîtrais plus de deux douzaines d’autres, de toute manière. On me l’a souvent répété. On dirait que personne ne parle d’autre chose, par ici. Comment vous avez été formé ici, précisément. Comment ils vous ont vu faire ceci, et cela. De quoi vous aviez l’air, et ce que vous leur avez dit. Le plus obscur des cuisiniers, à l’entendre, vous a gavé de pâtisseries et tous les soldats vous ont raconté des histoires. Et depuis un moment, je n’ai pas rencontré de femme qui ne vous ait un jour embrassé ou ait rapiécé votre pantalon. Vous aviez un chien…

— Ça, c’est exact, l’interrompis-je.

— Ainsi qu’un chat, un oiseau, et un coati qui volait des pommes. Il n’est pas un mur de la Citadelle dont vous n’ayez fait l’ascension. Pour sauter de l’autre côté, ou vous balancer accroché à une corde, ou vous cacher en laissant croire que vous aviez sauté… Vous êtes tous les garçons qui ont été élevés ici, et on vous attribue des histoires qui concernent des hommes déjà vieux à l’époque où j’étais moi-même enfant ; j’ai même entendu parler de choses que j’ai faites, il y a soixante-dix ans de cela !

— Nous savons déjà que le visage de l’Autarque se cache toujours derrière le masque que le peuple lui tisse. C’est sans aucun doute une bonne chose ; il n’est plus possible d’être orgueilleux une fois que l’on a compris la différence entre ce que l’on est et l’être devant lequel ils croient s’incliner. Mais c’est de vous que nous voulons entendre parler. L’ancien Autarque nous a dit que vous étiez sa sentinelle dans le Manoir Absolu, et nous apprenons maintenant que vous êtes au service du père Inire.

— C’est exact, j’ai cet honneur, dit le vieillard, et voici une lettre de lui qui vous est destinée. » Il me tendit une enveloppe de petite taille, pas très propre.

« Et nous sommes le maître du père Inire. »

Il me fit une révérence de style provincial. « Je ne l’ignore pas, Autarque.

— Eh bien, dans ce cas, nous vous ordonnons de vous asseoir et de vous reposer. Nous avons des questions à vous poser, et ne voulons pas laisser trop longtemps debout un homme de votre âge. Lorsque nous n’étions encore que ce jeune garçon, dont vous dites que tout le monde parle, ou du moins guère plus vieux, vous nous avez indiqué le chemin des rayonnages de maître Oultan. Pourquoi l’avez-vous fait ?

— Ce n’est pas parce que j’aurais su quelque chose que les autres auraient ignoré. Ni parce que mon maître me l’aurait ordonné, si c’est l’idée que vous avez à l’esprit. N’allez-vous pas lire cette lettre ?

— Dans un instant. Lorsque vous m’aurez répondu honnêtement, et en quelques mots. »

Le vieil homme inclina la tête et se mit à tirer les poils de sa barbe clairsemée. Je pouvais voir la peau desséchée de son visage s’étirer en petits cônes, comme si la chair voulait suivre les poils. « Autarque, vous vous imaginez que j’ai deviné quelque chose dès cette époque. Peut-être certains en sont-ils capables. Peut-être mon maître en est-il capable. Je ne sais pas. » Ses yeux chassieux roulèrent dans leurs orbites pour me regarder par en dessous, puis se tournèrent à nouveau vers le sol. « Vous étiez jeune, et sembliez un garçon plein de promesses ; c’est pourquoi j’ai voulu vous faire voir.

— Mais voir quoi ?

— Je suis un vieil homme. J’étais vieux alors, et je le suis toujours. Vous, vous avez mûri, depuis. Je le vois sur votre visage. Tandis que moi, au fond, je ne suis pas tellement plus vieux, car un tel intervalle de temps représente peu de chose pour moi. Si on additionnait tout le temps que j’ai passé simplement à monter et à descendre de mon escabeau, cela en ferait davantage. Je voulais que vous constatiez qu’il en était venu beaucoup avant vous. Que des milliers et des milliers d’hommes avaient vécu et étaient morts avant même que vous ne fussiez conçu, et que certains avaient été mieux que vous. Je veux dire, Autarque, mieux que vous n’étiez alors. On pourrait croire que quiconque a été élevé dans la vieille Citadelle devrait en avoir conscience dès sa naissance, mais ce n’est pas le cas, je l’ai constaté. À toujours la fréquenter, ils finissent par ne plus la voir. Mais descendre voir maître Oultan au milieu de ses livres est une expérience révélatrice pour les plus intelligents.