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STEPHEN KING

La clé des vents

À Robin Firth,

et à toute la bande chez Marvel Comics

AVANT-PROPOS

La plupart des gens qui ouvriront ce livre ont suivi depuis des années, voire depuis le début, les aventures de Roland et de ses amis — de son ka-tet. Les autres — et je les espère nombreux, les Fidèles Lecteurs comme les nouveaux venus — se demanderont peut-être : Puis-je lire et apprécier cette histoire si je n’ai pas lu les autres épisodes de La Tour Sombre ? Ma réponse est oui, à condition que vous gardiez en tête certains détails.

Primo, l’Entre-Deux-Mondes est adjacent au nôtre et les points de contact entre eux ne manquent pas. Tantôt il s’agit de portes entre les deux mondes, tantôt de lieux fins, de lieux poreux, où les deux s’interpénètrent. Trois des membres du ka-tet de Roland — Eddie, Susannah et Jake — ont été arrachés à une tumultueuse existence new-yorkaise pour gagner l’Entre-Deux-Mondes et se joindre à la quête de Roland. Le quatrième, un bafou-bafouilleux nommé Ote, est une créature aux yeux dorés originaire de l’Entre-Deux-Mondes. Ce vieux monde tombe en ruine, et il est peuplé de monstres et d’une magie douteuse.

Secundo, Roland Deschain de Gilead est un pistolero — le membre d’une petite confrérie qui s’efforce de maintenir l’ordre dans un monde de plus en plus anarchique. Imaginez un pistolero de Gilead comme un étrange mélange de chevalier errant et de marshall du Far West, et vous ne serez pas loin du compte. La plupart d’entre eux (mais pas tous) appartiennent à la lignée de l’antique Roi Blanc, connu sous le nom d’Arthur Eld (un de ces fameux points de contact dont je vous ai parlé).

Tertio, Roland est la victime d’une terrible malédiction. Il a tué sa mère, qui avait une liaison adultérine — en partie contre sa volonté, mais aussi contre toute raison — avec un type que vous croiserez dans ces pages. Bien que son acte résulte d’une erreur, il s’en juge pleinement responsable, et la mort de l’infortunée Gabrielle Deschain le hante depuis son adolescence. Ces événements sont contés en détail dans les autres épisodes de La Tour Sombre, mais il n’est pas nécessaire que vous en sachiez davantage pour lire celui-ci.

Pour les Fidèles Lecteurs, ce livre s’intercale entre Magie et Cristal et Les Loups de la Calla… ce qui fait de lui, je suppose, l’épisode 4,5.

Quant à moi, j’ai été ravi d’apprendre que mes vieux amis avaient encore quelque chose à dire. Ce fut un plaisir de les retrouver, des années après que j’eus conclu que toutes leurs histoires étaient contées.

Stephen King
14 septembre 2011

COUP DE GIVRE

1

Durant les jours qui suivirent leur départ du Palais Vert — qui n’était pas Oz après tout, mais qui servait désormais de tombe au type désagréable que le ka-tet de Roland connaissait sous l’appellation d’Homme Tic-Tac —, le jeune Jake partit de plus en plus souvent en avant-garde, s’éloignant de Roland, d’Eddie et de Susannah.

— Ça ne t’inquiète pas ? demanda celle-ci à Roland. De le savoir tout seul là-bas ?

— Ote est avec lui, répondit Eddie, faisant référence au bafou-bafouilleux qui avait fait de Jake son meilleur ami. Monsieur Ote s’entend bien avec les gentils, mais il a une gueule pleine de crocs pour les méchants. Ainsi que Gasher l’a appris à ses dépens.

— Jake porte l’arme de son père, ajouta Roland. Et il sait s’en servir. Il le sait très bien. Et il ne s’écartera pas du Sentier du Rayon.

Il désigna les hauteurs de sa main mutilée. Dans le ciel bas et quasi immobile, une colonne de nuages se déplaçait vers le sud-est à un rythme régulier. En direction de la contrée de Tonnefoudre, s’il fallait en croire la note laissée à leur intention par l’homme qui se faisait appeler R.F.

En direction de la Tour Sombre.

— Mais pourquoi…

Le fauteuil roulant de Susannah buta sur un cahot, lui coupant la parole. Elle se tourna vers Eddie.

— Fais attention à ce que tu fais, mon chou.

— Pardon, dit Eddie. Ces derniers temps, les travaux publics ont négligé d’assurer l’entretien de cette portion d’autoroute. Conséquence des restrictions budgétaires, sans doute.

Ce n’était pas une autoroute, mais c’était bien une route… jadis : deux ornières à moitié effacées, balisées par de rares cabanes. Un peu plus tôt dans la matinée, ils avaient même trouvé un magasin abandonné à l’enseigne à peine lisible : CHEZ TOOK — ÉPICERIE DE LA PRAIRIE. Ils l’avaient exploré en quête de provisions — Jake et Ote ne les avaient pas encore distancés —, mais sans rien trouver hormis de la poussière, des toiles d’araignée et le squelette d’un petit chien, d’un gros raton laveur ou d’un bafou-bafouilleux. Après avoir distraitement reniflé ses os, Ote avait pissé dessus puis était allé s’asseoir au milieu de la route, ramenant sous lui sa queue en tire-bouchon. Tourné dans la direction d’où ils venaient, il s’était mis à humer l’air.

Roland l’avait vu agir ainsi à plusieurs reprises et il s’interrogea en silence. Quelqu’un les suivait-il ? Il ne le pensait pas, mais la posture du bafouilleux — la truffe levée, les oreilles dressées, la queue blottie sous le postérieur — lui rappelait un souvenir ou une association d’idées encore confuse.

— Pourquoi Jake veut-il rester tout seul ? demanda Susannah.

— Cela t’inquiète-t-il, Susannah de New York ? demanda Roland.

— Oui, Roland de Gilead, cela m’inquiète beaucoup.

Elle se fendit d’un sourire aimable, mais dans ses yeux luisait une lueur méchante et ancienne. C’était Detta Walker qui demeurait tapie en elle, comprit Roland. Jamais Detta ne disparaîtrait complètement, mais il ne le regrettait pas. Sans la présence de l’étrange femme qu’elle avait été, toujours enfouie dans son cœur tel un éclat de glace, Susannah ne serait qu’une belle femme noire privée de jambes. Grâce à cette présence, elle était quelqu’un avec qui il fallait compter. Un personnage dangereux. Un pistolero.

— Il doit avoir des choses plein la tête, dit Eddie à voix basse. Il a subi pas mal d’épreuves. Revenir d’entre les morts, ce n’est pas donné à tous les petits garçons. Et Roland a raison : si quelqu’un s’en prend à lui, ce quelqu’un s’en mordra les doigts.

Il cessa de pousser le fauteuil, essuya d’un revers de main son front couvert de sueur et se tourna vers Roland.

— Au fait, il y a quelqu’un dans cette banlieue de nulle part, Roland ? Ou bien est-ce que tout le monde est parti ?

— Oh ! il y a encore un peu de monde, j’intuite.

Il ne faisait pas qu’intuiter ; on les avait observés à plusieurs reprises tandis qu’ils poursuivaient leur route en suivant le Sentier du Rayon. D’abord, il y avait eu cette femme terrifiée, qui serrait deux enfants dans ses bras et portait un bébé dans une écharpe passée autour de son torse. Ensuite, il avait aperçu un vieux fermier, en partie muté à en juger par le tentacule qui s’agitait au coin de sa bouche. Eddie et Susannah n’avaient vu ni l’un ni l’autre, pas plus qu’ils n’avaient senti ceux qui les guettaient à l’abri des bosquets et des hautes herbes. Eddie et Susannah avaient beaucoup à apprendre.