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Everlynne souleva ses jupes et nous vîmes un couteau de boucher dans un étui de cuir fixé à son mollet.

— Qu’elle cherche donc à s’en prendre à Everlynne, fille de Roseanna.

— Vous avez vu autre chose, disiez-vous, soufflai-je.

Elle me fixa de ses yeux d’un noir de jais, puis se tourna vers les autres femmes.

— Clemmie, Brianna, faites le service. Fortuna, tu réciteras l’action de grâce et tu veilleras à implorer le pardon de Dieu pour ton blasphème et Le remercier d’être encore en vie.

Everlynne m’agrippa par le coude, me fit franchir le portail et me conduisit près du puits où la malheureuse Fortuna avait été attaquée. Nous étions désormais seuls.

— J’ai vu son braquemart, dit-elle à voix basse. Aussi long et recourbé qu’un cimeterre, frémissant et gorgé de ce fluide noir qui lui sert de sang… du moins quand il adopte cette forme, si fait. Ce monstre avait l’intention de tuer Fortuna comme il avait tué Dolores, oui-là, pour sûr, mais il avait aussi l’intention de la foutre. De la foutre pendant qu’elle agonisait.

Jamie et moi avons mangé en compagnie des femmes — Fortuna elle-même avala quelques bouchées — puis nous sommes remontés en selle. Mais, avant que nous ne repartions, Everlynne s’approcha de moi pour me parler en confidence.

— Quand tu auras réglé cette affaire, reviens me voir. J’ai quelque chose pour toi.

— Et de quoi s’agit-il, sai ?

Elle fit non de la tête.

— Le moment n’est pas venu d’en parler. Mais une fois que cette horrible créature aura péri, reviens ici. (Elle s’empara de ma main, la porta à ses lèvres et l’embrassa.) Je sais qui tu es, car ta mère ne revit elle pas sur ton visage ? Reviens me voir, Roland, fils de Gabrielle. N’échoue pas dans ta mission.

Puis elle s’écarta sans me laisser le temps de répondre et franchit le portail pour regagner la cour.

La grand-rue de Debaria était large et pavée, mais les pavés s’effritaient pour laisser apparaître l’alios sur lequel ils étaient posés, et ils auraient complètement disparu dans quelques années à peine. Les magasins étaient assez nombreux et, à en juger par les bruits provenant du saloon, la ville était tout sauf assoupie. Mais on ne voyait que quelques chevaux et quelques mules attachés aux poteaux ; dans cette partie du monde, les animaux domestiques étaient vendus ou mangés et ne servaient pas de montures.

Une femme sortant d’un magasin général, un panier sous le bras, ouvrit de grands yeux en nous voyant. Elle fit demi-tour et revint accompagnée de plusieurs clients. Quand on arriva devant le bureau du shérif — une petite baraque en planches attenante au bâtiment de pierre abritant la prison —, la rue était bordée de badauds, à droite comme à gauche.

— Ils sont venus tuer le garou ? demanda la dame au panier.

— Ces deux-là n’ont pas l’air assez costauds pour tuer une bouteille de rye, lança un homme planté devant le saloon des Joyeux Compagnons.

Cette saillie fut saluée par des rires et des murmures d’assentiment.

— La ville semble animée, dit Jamie.

Il mit pied à terre et considéra les quarante ou cinquante citoyens qui avaient interrompu leur tâche (ou leur plaisir) pour assister à notre entrée.

— Attends que le soleil soit couché, dis-je. C’est alors que les créatures comme le garou commencent à marauder. Du moins à en croire Vannay.

On entra dans le bureau du shérif. Hugh Peavy était un homme ventripotent, pourvu de longs cheveux blancs et d’une moustache tombante. Son visage était ridé par le souci. Il parut soulagé en voyant nos revolvers. Un peu moins en découvrant nos mentons imberbes. Après avoir essuyé la plume qui lui servait à écrire, il se leva et nous tendit la main. Ce type n’était pas du genre à porter le poing au front.

Une fois les présentations faites, il dit :

— Ce n’est pas pour vous déprécier, jeunes gens, mais j’espérais voir Steven Deschain en personne. Et peut-être Peter McVries.

— McVries est mort il y a trois ans, l’informai-je.

Peavy parut choqué.

— C’est vrai ? C’était pourtant un as de la gâchette. Un tireur hors pair.

— Il a succombé à la fièvre. (Et très probablement au poison, mais le shérif de Debaria n’avait pas besoin de le savoir.) Quant à Steven, il est très occupé et il m’a dépêché à sa place. Je suis son fils.

— Ouair, ouair, votre nom est venu à mes oreilles, ainsi que certains de vos exploits à Mejis, car il nous arrive d’avoir quelques nouvelles, par ici. On a une ligne tita et même un jing-jang.

Il désigna un appareil fixé au mur. Au-dessous se trouvait un écriteau avertissant : DÉFENSE DE TOUCHER SANS PERMIZION.

— Jadis, nous parvenions à joindre Gilead, mais, ces temps-ci, la portée se limite à Sallywood au sud, au ranch Jefferson au nord et au village dans les collines — Little Debaria. On a même quelques réverbères en état de marche — et pas des lampes à gaz ou à kérosène, non, de vraies lampes à étincelles, pour sûr. Les gens croient que ça fera peur aux créatures. (Soupir.) Je n’en suis pas si sûr. C’est une sale affaire, jeunes gens. J’ai parfois l’impression que le monde est parti à vau-l’eau.

— En effet, dis-je. Mais il est encore temps de retrouver le cap, shérif.

— Si vous le dites. (Il s’éclaircit la gorge.) N’allez pas croire que je vous manque de respect, je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait, mais on m’a promis un sigleu. Si vous l’avez apporté, j’aimerais que vous me le donniez, car il est très important pour moi.

J’ouvris mon sac à malice et en sortis l’objet qu’on m’avait confié : un coffret en bois au couvercle frappé de la marque de mon père — un D avec un S à l’intérieur. Lorsque Peavy le prit, je vis un petit sourire creuser des fossettes sous sa moustache. Un sourire de réminiscence qui le rajeunissait de plusieurs années.

— Savez-vous ce qu’il y a là-dedans ?

— Non.

On ne m’avait pas demandé de regarder.

Peavy ouvrit le coffret, jeta un coup d’œil à l’intérieur puis se tourna de nouveau vers nous.

— Jadis, alors que je n’étais qu’un jeune adjoint, Steven Deschain a pris la tête de la posse que nous avions rassemblée, le shérif et six autres gars, afin d’éliminer la bande des Crow. Vous a-t-il jamais raconté cette histoire ?

Je fis non de la tête.

— Ce n’étaient pas des garous, certes non, mais ils étaient sacrément dangereux. Ils écumaient toute la région, la ville, mais aussi les ranches isolés. Sans parler des trains, si jamais ils leur semblaient bons à piller. Mais leur principale activité, c’était le kidnapping avec demande de rançon. Un crime de lâche, pour sûr — un des préférés de Farson, me dit-on —, mais qui rapporte gros.