Peavy, qui devait en ce temps-là être aussi jeune que ses deux auditeurs captivés, ouvrit le coffret que je venais de lui donner, en contempla le contenu d’un air songeur puis me fixa des yeux. Un sourire nostalgique adoucissait à nouveau ses traits.
— Avez-vous jamais remarqué une cicatrice sur le bras de votre père, Roland ? Ici même ?
Il toucha un point situé juste au-dessus de la saignée du coude.
Le corps de mon père était une carte de cicatrices, mais j’en connaissais tous les points remarquables. Au-dessus de la saignée du coude, il arborait une sorte de fossette, à peu près identique à celles que dissimulait mal l’épaisse moustache du shérif Peavy.
— La dernière balle de Pa Crow a frappé la paroi au-dessus du poteau où était attachée sa victime, et puis elle a ricoché.
Il me présenta l’intérieur du coffret. Il s’y trouvait une balle de gros calibre, une balle écrasée par l’impact.
— J’ai extrait cette balle du bras de votre père avec mon couteau de chasse et je la lui ai donnée. Il m’a remercié et m’a dit qu’un jour elle serait à moi. Et aujourd’hui, la voilà. Le ka est une roue, sai Deschain.
— Avez-vous jamais raconté cette histoire auparavant ? demandai-je. Elle m’était inconnue.
— Ai-je dit à quelqu’un que j’avais délogé une balle des chairs du descendant d’Arthur ? L’Aîné des Aînés ? Non, jamais. Qui m’aurait cru ?
— Moi, je vous crois, et je vous remercie. Cette balle aurait pu l’empoisonner.
— Non, non, fit Peavy en gloussant. Pas lui. Le sang de l’Eld est trop fort. Et si j’avais été blessé… ou trop froussard pour l’opérer… il s’en serait lui-même chargé. Quoi qu’il en soit, une fois la bande des Crow anéantie, il m’en a attribué tout le mérite ou presque, et c’est alors que je suis devenu shérif. Mais je ne le resterai plus très longtemps. Je vais prendre ma retraite. Cette histoire de garou m’a achevé. J’ai vu assez de sang et je n’ai aucun goût pour le mystère.
— Qui va vous remplacer ? demandai-je.
Cette question parut le surprendre.
— Personne, sans doute. Les mines seront à nouveau épuisées dans quelques années, pour de bon cette fois, et les quelques voies ferrées qui subsistent encore ne tiendront guère le coup. Cela signifiera la fin de Debaria, une jolie petite ville du temps de votre grand-père. La volière sacrée que vous avez dû voir en route perdurera sans doute un peu ; mais il n’y aura rien d’autre.
Jamie avait l’air inquiet.
— Et en attendant ?
— Que les ranchers, les vagabonds, les maquereaux et les joueurs aillent au diable, chacun suivant sa route. Moi, je suivrai la mienne, du moins pour un temps. Mais je ne raccrocherai pas tant que cette affaire ne sera pas réglée, d’une façon ou d’une autre.
— Le garou a attaqué l’une des femmes de Sérénité, dis-je. Elle est grièvement défigurée.
— Vous êtes passés là-bas, hein ?
— Les femmes sont terrorisées. (Réflexion faite, j’avais oublié un poignard fixé à un mollet aussi épais que le tronc d’un jeune bouleau.) Hormis la mère supérieure, bien entendu.
Il gloussa.
— Everlynne. Elle cracherait à la gueule du diable, celle-là. Et s’il l’emportait à Nis, en moins d’un mois, c’est elle qui commanderait.
— Avez-vous une idée de l’identité de ce garou quand il prend forme humaine ? demandai-je. Si oui, dites-le-nous, je vous prie. Car, ainsi que mon père l’a indiqué à votre shérif Anderson, ceci n’est pas notre domaine.
— Je ne peux pas vous donner de nom, si c’est ce que vous pensez, mais je puis sans doute vous donner quelque chose. Suivez-moi.
Passant sous une voûte située derrière son bureau, il nous conduisit dans la prison, une vaste salle en forme de T. Je comptai huit grandes cellules le long du couloir central et une douzaine de petites dans le couloir transversal. Elles étaient toutes vides à l’exception de l’une de ces dernières, où un ivrogne ronflait doucement sur sa paillasse. La porte de sa geôle n’était pas fermée.
— Il n’y a pas si longtemps, toutes ces cellules étaient pleines le vendi et le samdi. Remplies de journaliers et de cow-boys bourrés, si vous voyez ce que je veux dire. À présent, la plupart des gens ne sortent plus le soir. Même pas le vendi et le samdi. Les cow-boys restent dans leurs dortoirs, les journaliers dans leurs chambres. Personne n’a envie de croiser le garou en rentrant se coucher.
— Et les mineurs ? demanda Jamie. Il vous arrive d’en enfermer aussi ?
— Pas souvent, car ils ont leurs propres saloons à Little Debaria. Deux véritables bouges. Quand les putains des Joyeux Compagnons, du Coup de Poisse ou du Pari Loupé sont trop vieilles ou trop malades pour attirer le chaland, elles vont finir à Little Debaria. Lorsqu’ils sont bourrés au Vitriol Blanc, les salés se fichent de savoir si une pute a encore son nez.
— Charmant, marmonna Jamie.
Peavy ouvrit l’une des grandes cellules.
— Entrez, garçons. Je n’ai pas de papier, mais j’ai de la craie et voilà un joli mur bien plat. Sans compter qu’on est entre nous tant que Sam le salé dormira à poings fermés. Et, en règle générale, il n’émerge qu’au coucher du soleil.
Il pêcha dans son pantalon de toile une craie de belle taille et dessina sur le mur ce qui ressemblait à une grande case surmontée d’une ligne brisée. On aurait dit une rangée de V renversés.
— Ceci, c’est Debaria. Ici, la voie ferrée que vous avez dû emprunter. Il traça une série de hachures et c’est alors que je me rappelai le mécano et le vieux serviteur.
— Tit-Teuf a déraillé, dis-je. Vous pouvez envoyer une équipe d’ouvriers pour le remettre d’aplomb ? Nous avons de l’argent pour les payer et Jamie et moi serions ravis de leur donner un coup de main.
— Pas aujourd’hui, répondit Peavy d’un air absent en étudiant sa carte. Le mécano est toujours sur place, hein ?
— Oui. Ainsi qu’un autre homme.
— Je leur enverrai Kellin et Vikka Frye avec une bucka. Kellin est le meilleur de mes adjoints — les trois autres sont des minables — et Vikka est son fils. Ils les auront récupérés et ramenés ici avant la nuit tombée. Rien ne presse, vu que les journées sont fort longues à cette époque de l’année. Maintenant, faites bien attention, garçons. Voici la voie ferrée et voici Sérénité, là où cette pauvre jeune fille s’est fait attaquer. Et ceci, c’est la Grand-Route.
Il dessina une case pour figurer Sérénité, la marqua de la lettre X. Puis, un peu plus au nord, non loin de la ligne brisée, il porta un autre X.
— C’est ici qu’a été tué Yon Curry, le berger.
Un peu plus à gauche, mais au même niveau — c’est-à-dire sous la ligne brisée —, il traça un nouveau X.
— La ferme Alora. Sept morts.
Un peu plus à gauche et un peu plus haut, un autre X.
— La ferme Timbersmith, dans le Pur d’En-Haut. Neuf morts. C’est là que nous avons trouvé la tête d’un garçonnet fichée sur un poteau. Avec des empreintes tout autour.
— Des empreintes de loup ? demandai-je.
Il fit non de la tête.
— Non, on aurait plutôt dit un félin. Du moins au début. Quand on a suivi la piste, on a cru voir des sabots. Et pour finir… (Il nous jeta un regard sombre.) Des empreintes de pieds. Très grandes tout d’abord — comme laissées par un géant —, puis de plus en plus petites, des empreintes d’homme. De toute façon, on les a perdues sur l’alios. Peut-être que votre père aurait fait mieux, sai.