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— Votre troken sait ce qui se prépare, remarqua Bix. Tu seras prudent, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Roland.

L’espace d’un instant, ce dernier resta muet. Un souvenir net et précis remonta du fond de son esprit : l’une des gravures sur bois colorées qui illustraient un de ses vieux livres préférés. Six bafouilleux assis sur un chablis, sous un croissant de lune, la truffe pointée vers le ciel. Ce livre, Contes magiques de l’Eld, était celui qu’il aimait entre tous lorsqu’il était petit et que sa mère le lui lisait le soir dans sa chambre de la grande tour, tandis que dehors soufflait une bise automnale annonçant la venue de l’hiver. La Clé des Vents : tel était le titre du conte qu’illustrait cette image, un conte aussi merveilleux que terrifiant.

— Par tous mes dieux sur la colline, dit-il en se tapant le front de sa main mutilée. J’aurais dû comprendre tout de suite. Ne serait-ce qu’à cause de la chaleur de ces derniers jours.

— Tu veux dire que tu ne savais pas ? lança Bix. Toi qui viens du Monde de l’Intérieur ?

Il fit un tsk-tsk réprobateur.

— Roland ? fit Susannah. Que se passe-t-il ?

Roland fit la sourde oreille. Son regard alla de Bix à Ote, puis revint à Bix.

— Le coup de givre arrive.

Bix acquiesça.

— Si fait. C’est ce que dit le troken, et le troken ne se trompe jamais sur le coup de givre. C’est là son éclat, si l’on excepte son don pour la parole.

— Son éclat ? répéta Eddie.

— Son talent, expliqua Roland. Bix, connais-tu un lieu sur l’autre rive où nous pourrons nous abriter en attendant que passe le coup de givre ?

— Il se trouve que oui, répondit le vieil homme en désignant les collines boisées sur la berge opposée du Whye, où les attendaient un autre quai et un autre hangar — plus modeste et vierge de peinture vive. Vous trouverez sans peine une route là-bas, ou plutôt une piste qui fut jadis une route. Elle suit le Sentier du Rayon.

— Évidemment, dit Jake. Toutes choses servent le Rayon.

— Comme tu dis, jeune homme, comme tu dis. Mesurez-vous en roues ou en miles ?

— Les deux, répondit Eddie, mais nous préférons les miles.

— Très bien. Suivez la vieille Route de la Calla sur cinq ou six miles, jusqu’à ce que vous arriviez dans un village déserté. La plupart des maisons sont en bois et ne vous serviront à rien, mais le grand hall est bâti de pierre solide. Vous y serez à l’abri. Je le connais et il s’y trouve une belle cheminée. Assurez-vous qu’elle n’est pas bouchée, car vous aurez besoin d’un bon tirage pendant les un ou deux jours que vous devrez passer là. Pour le bois de chauffe, utilisez ce qui reste des autres maisons.

— C’est quoi, ce coup de givre ? s’enquit Susannah. Une tempête ?

— Oui, répondit Roland. Cela fait bien des années que je n’en ai point vu. Heureusement qu’Ote est des nôtres. Et que Bix m’a rafraîchi la mémoire, ajouta-t-il en étreignant l’épaule du vieil homme. Merci sai. Nous tous, nous te disons grand merci.

7

Le hangar sis sur la berge sud-est était au bord de l’effondrement, à l’instar de bien des choses dans l’Entre-Deux-Mondes ; des chauves-souris dormaient pendues à ses poutres et des araignées bien grasses couraient sur ses murs. Ils se félicitèrent de le quitter pour ressortir sous le ciel immense. Bix amarra son bac et les rejoignit. Ils l’étreignirent tous, chacun à son tour, en veillant à ne pas casser ses vieux os.

Une fois les adieux achevés, le passeur s’essuya les yeux puis se pencha pour caresser Ote.

— Veille bien sur eux, Sire Troken.

— Ote ! répondit le bafouilleux, qui ajouta : Bix !

Le vieillard se redressa et on entendit à nouveau craquer ses os. Il se plaqua les mains sur les reins et grimaça.

— Tu arriveras à retraverser sans peine ? demanda Eddie.

— Oh ! si fait. Si on était au printemps, peut-être en serais-je incapable — ce vieux Whye se fait bondissant à la fonte des neiges et aux premières pluies —, mais cette saison, pas de problème. La tempête est encore loin. Faut que je tourne la manivelle pour lutter contre le courant, puis je bloque l’anneau pour me reposer un peu, et ensuite je me remets à la manivelle. Il me faudra bien quatre heures pour gagner l’autre rive, mais j’y arriverai. Du moins, j’y suis toujours arrivé. Si seulement j’avais davantage de nourriture à vous donner.

— N’aie crainte, lui assura Roland. Bien. Bien.

Le vieil homme semblait ne plus vouloir les quitter. Il les fixa l’un après l’autre d’un air grave puis sourit de toutes ses gencives.

— Heureuse rencontre que la nôtre, n’est-ce pas ?

— En effet, opina Roland.

— Et si vous repassez dans le coin, venez faire un tour chez le vieux Bix. Vous lui raconterez vos aventures.

— Nous n’y manquerons pas, dit Susannah.

Mais elle savait que jamais ils ne repasseraient par là. Tous le savaient.

— Et faites attention au coup de givre. On ne rigole pas avec ça. Vous avez un jour de répit, peut-être deux. Il ne tourne pas encore en rond, pas vrai, Ote ?

— Ote ! répéta le bafouilleux.

Bix poussa un soupir.

— Reprenez votre route, moi je vais rentrer chez moi. Nous serons bientôt à l’abri, vous comme moi.

Roland et son tet s’éloignèrent.

— Encore une chose, les gars ! leur lança Bix, les obligeant à se retourner. Si vous voyez ce salopard d’Andy, dites-lui que je ne veux pas de ses chansons et que je ne veux pas non plus qu’il me lise mon horrorscope.

— Qui est Andy ? demanda Jake.

— Oh ! peu importe, vous ne le verrez même pas, j’en gagerais.

Telles furent les dernières paroles du vieil homme, et pas un d’entre eux ne devait s’en souvenir, alors même qu’ils rencontrèrent Andy par la suite, dans la communauté de Calla Bryn Sturgis. Mais cela viendrait plus tard, après le coup de givre.

8

Sept ou huit kilomètres à peine les séparaient du village déserté et ils y arrivèrent moins d’une heure après être descendus du bac. Roland mit encore moins de temps à leur expliquer ce qu’était un coup de givre.

— Jadis, il frappait une ou deux fois l’an la Grande Forêt au nord de La Nouvelle Canaan, mais il n’arrivait jamais jusqu’à Gilead ; il se dissipait dans l’air bien avant. Mais je me rappelle avoir vu des charrettes où s’empilaient les corps gelés sur la route de Gilead. Des fermiers et leurs familles, je suppose. J’ignore où étaient passés leurs trokens — leurs bafou-bafouilleux, si vous préférez. Peut-être avaient-ils péri d’une quelconque maladie. Quoi qu’il en soit, ces malheureux n’avaient plus rien pour les prévenir. Car le coup de givre frappe soudainement, vous savez. On commence par transpirer — le temps se réchauffe en prélude à ce genre de tempête — puis le givre fond sur vous comme une meute de loups sur un troupeau d’agneaux. Pour vous alerter, il n’y a que les craquements des arbres sous l’emprise du froid. Un fracas assourdi, comme des grenades explosant sous la terre. Le bruit que produit le bois en se contractant, je suppose. Et lorsqu’on l’entend, il est déjà trop tard, sauf si on a eu le temps de se mettre à l’abri.