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— Le problème, dit Eddie, c’est de trouver un récipient pour mettre au bout. Je suppose qu’une des vieilles sacoches de Roland ferait…

— C’est quoi, ça, mon chéri ?

Susannah lui désigna un point à gauche du puits, au milieu des ronces et des hautes herbes.

— Je ne…

Puis il vit. Un éclat de métal rouillé. Veillant à s’épargner des égratignures, il plongea une main parmi les ronces et, poussant un grognement, récupéra un seau tout rouillé où traînait une branche de sumac. Il était même pourvu d’une anse.

— Fais-moi voir ça, demanda Susannah.

Il se débarrassa de la branche morte et lui tendit le seau. Elle éprouva l’anse, qui se cassa aussitôt, dans un soupir poussiéreux plutôt que dans un craquement. Susannah adressa un regard penaud à Eddie et haussa les épaules.

— C’est pas grave, dit ce dernier. Mieux vaut que ça casse maintenant plutôt qu’au fond du puits.

Jetant l’anse dans l’herbe, il découpa un bout de leur corde, le dépouilla d’un de ses brins pour le dégrossir et le passa dans les trous conçus pour accueillir l’anse.

— Pas mal, commenta Susannah. T’es plutôt débrouillard pour un cul-blanc. (Elle se pencha par-dessus la margelle du puits.) J’aperçois de l’eau. À même pas trois mètres. Oooh ! elle a l’air froide.

— Un ramoneur, ça ne fait pas le difficile.

Le seau plongea, refit surface et se remplit doucement. Lorsqu’il menaça de couler, Eddie le remonta. Il fuyait en plusieurs endroits tant il était rongé par la rouille, mais la quantité d’eau perdue était minime. Eddie ôta sa chemise, la trempa dans l’eau et se mit à laver les joues de Susannah.

— Ô mon Dieu ! s’exclama-t-il. Mais c’est une fille !

Elle lui prit sa chemise des mains, la rinça, l’essora et s’attaqua à ses bras.

— Au moins, j’ai réussi à ouvrir le clapet. Tu tireras un peu plus d’eau quand j’aurai enlevé le plus gros de cette saleté, et une fois qu’on aura allumé un bon feu, je pourrai me laver avec de l’eau bien…

Un fracas retentit loin au nord-ouest. Puis un autre, après une brève pause. Suivit une succession de coups secs évoquant une fusillade. On aurait dit qu’une armée marchait sur eux. Ils échangèrent un regard surpris.

Eddie, torse nu, agrippa les poignées du fauteuil roulant.

— On a intérêt à rentrer, je crois.

Dans le lointain — mais de plus en plus proche — retentit le bruit d’une armée en mouvement.

— Tu as raison, dit Susannah.

13

À leur retour, ils virent Roland et Jake regagner le grand hall au pas de course, les bras chargés de branches cassées et de planches pourries. Depuis le fleuve, de plus en plus proches, leur parvenaient des explosions sourdes et sèches, produites par les arbres qui craquaient et se contractaient sous l’effet du coup de givre. Au milieu de la grand-rue, Ote tournait sur lui-même avec frénésie.

Se laissant choir de son fauteuil, Susannah se reçut sur les mains et se mit à ramper vers le hall.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui lança Eddie.

— Charge le bois sur le fauteuil. Tu en transporteras davantage comme ça. Je vais demander à Roland de quoi allumer le feu.

— Mais…

— T’occupe, Eddie. Laisse-moi me rendre utile.

Il fit demi-tour sans ajouter un mot, souleva le fauteuil pour mieux le manœuvrer et se dirigea vers la source de bois de chauffe la plus proche. Comme il passait près de Roland, il lui transmit le message de Susannah. Le pistolero acquiesça et poursuivit sa route sans s’arrêter.

Tous trois s’activèrent en silence, ramassant du bois en cet après-midi de chaleur. Dans le ciel, le Sentier du Rayon était désormais invisible, car tous les nuages se mouvaient à présent, fonçant vers le sud-est. Susannah avait allumé un feu qui rugissait dans la cheminée. Au centre de la grande salle se dressait un monceau de bois, d’où émergeaient des planches criblées de clous rouillés. Aucun d’eux ne s’était encore blessé, mais Eddie songea que ce n’était qu’une question de temps. Il se demanda de quand datait son dernier rappel antitétanique et ne put s’en souvenir.

Quant à Roland, se dit-il, son sang tuerait sans doute le premier germe qui pointerait sa gueule dans ce sac de cuir qu’il appelle sa peau.

— Pourquoi tu souris comme ça ? lui lança Jake.

Il était tout essoufflé. Les manches de sa chemise étaient sales et plantées d’échardes ; une traînée de crasse lui maculait le front.

— Pour rien, petit héros. Fais gaffe aux clous rouillés. Un dernier voyage, et je crois bien que ça suffira. Cette saleté se rapproche.

— Okay.

Les explosions avaient franchi le fleuve, et l’atmosphère, quoique toujours chaude, devenait étrangement lourde. Eddie chargea une dernière fois le fauteuil roulant de Susannah et le poussa en direction du hall. Jake et Roland marchaient devant lui. Il sentit une vague de chaleur déferler depuis l’intérieur. Si le froid tarde, on risque de rôtir là-dedans.

Puis, alors qu’il attendait que ses deux compagnons se placent de biais afin de faire passer leur chargement par l’embrasure de la porte, un cri insistant se joignit au concert d’explosions et de craquements. Eddie sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. On aurait dit un être vivant, en proie à d’atroces souffrances.

L’air se remit à frémir. Encore chaud jusque-là, il se rafraîchit jusqu’à sécher la sueur sur son visage, puis devint carrément glacial. Ce fut l’affaire de quelques secondes à peine. Au sinistre chant du vent se joignit une sorte de bruissement qui évoqua à Eddie celui que produisent les fanions en plastique tant aimés des vendeurs de voitures d’occasion. Cela vira bientôt au vrombissement et les feuilles s’arrachèrent à leurs arbres, par escadrons puis par bataillons. Les yeux éberlués, il vit les branches se convulser sur fond de nuages de plus en plus noirs.

— Oh ! merde.

Il fonça vers la porte. Et, pour la première fois depuis qu’il s’activait à transporter du bois, le fauteuil roulant se coinça. Ce coup-ci, il avait embarqué des planches trop grandes. Avec un peu de bonne volonté, elles se seraient cassées en produisant un bruit pitoyable, comme l’anse du seau, mais elles s’y refusèrent. Oh ! non, pas maintenant, la tempête arrivait sur eux. Il n’y avait donc rien de facile dans l’Entre-Deux-Mondes ? Il tendit le bras par-dessus le dossier du fauteuil pour virer les planches les plus longues, et ce fut à ce moment-là que Jake poussa un cri.

— Ote ! Ote est toujours dehors ! Ote ! Viens ici !

Ote fit la sourde oreille. Il avait cessé de tourner sur lui-même. Il était assis au milieu de la rue, la truffe pointée sur la tempête en marche, et ses yeux cerclés d’or semblaient perdus dans un rêve.

14

Jake ne prit pas le temps de réfléchir, pas plus qu’il ne fit attention aux clous qui hérissaient le dernier chargement d’Eddie. Il se contenta de grimper sur le monceau de bois et de sauter. Il heurta Eddie qui vacilla sur ses jambes, perdit l’équilibre et tomba sur le derrière. Jake se reçut en mettant un genou à terre puis se releva, les yeux fous, ses longs cheveux bouclés agités par le vent.

— Jake, non !

Eddie voulut l’attraper, mais ne put saisir que le pan de sa chemise. Usé par quantité de lavages à l’eau vive, le tissu se déchira.

Roland apparut sur le seuil. D’un revers de main, il se débarrassa des planches trop longues, aussi indifférent aux clous que Jake l’avait été. Puis le pistolero tira le fauteuil roulant vers lui.

— Rentre vite.

— Mais…

— Soit Jake s’en sortira, soit il y restera.

Agrippant Eddie par le bras, Roland l’aida à se relever. Fouettés par le vent, leurs vieux blue-jeans produisaient des crépitements.

— Son sort est entre ses mains, ajouta le pistolero. Rentre vite. — Non ! Va te faire foutre !

Plutôt que de perdre du temps à discuter, Roland attira Eddie à l’intérieur. Il tomba à genoux dans une chaleur suffocante. Susannah le fixait des yeux, installée devant le feu. Son visage était luisant de sueur, sa tunique de daim en était trempée.

Debout sur le seuil, le visage grave, Roland regarda Jake courir au secours de son ami.