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— Rentre vite.

— Mais…

— Soit Jake s’en sortira, soit il y restera.

Agrippant Eddie par le bras, Roland l’aida à se relever. Fouettés par le vent, leurs vieux blue-jeans produisaient des crépitements.

— Son sort est entre ses mains, ajouta le pistolero. Rentre vite. — Non ! Va te faire foutre !

Plutôt que de perdre du temps à discuter, Roland attira Eddie à l’intérieur. Il tomba à genoux dans une chaleur suffocante. Susannah le fixait des yeux, installée devant le feu. Son visage était luisant de sueur, sa tunique de daim en était trempée.

Debout sur le seuil, le visage grave, Roland regarda Jake courir au secours de son ami.

15

Jake sentit chuter la température de l’air qui l’entourait. Une branche se brisa dans un bruit sec et il baissa la tête comme elle passait en sifflant au-dessus de lui. Ote ne bougea pas jusqu’à ce qu’il le saisisse. Puis le bafouilleux montra les crocs et ouvrit des yeux égarés.

— Mords-moi si tu veux, lui dit Jake, mais je ne te lâcherai pas.

Ote ne mordit pas, mais, s’il l’avait fait, Jake n’aurait sans doute rien senti. Son visage était engourdi. Il se retourna vers le grand hall et le vent lui fit l’effet d’une gigantesque main glacée plaquée entre ses omoplates. Il se remit à courir, s’apercevant aussitôt qu’il progressait par grands bonds grotesques, comme un astronaute arpentant la lune dans un film de science-fiction. Un bond… deux… trois…

Mais, à l’issue du troisième, il ne redescendit pas. Il s’envola vers l’avant, Ote serré entre ses bras. On entendit une explosion gutturale, tonitruante, lorsqu’une des vieilles masures, cédant aux assauts du vent, prit son essor vers le sud-est dans un nuage d’échardes et de gravier. Il vit une volée de marches monter en spirale vers les nuées, sa rambarde encore fixée à elle. Ensuite, ce sera notre tour, se dit-il, et c’est alors qu’une main, mutilée mais toujours forte, lui empoigna le bras au-dessus du coude.

Roland l’orienta vers la porte. L’espace d’un instant, l’issue demeura incertaine, car le vent, qui gagnait en force et en froidure, les empêchait de gagner leur refuge. Puis Roland plongea dans l’embrasure, ses doigts survivants bien enfoncés dans la chair de Jake. Soudain libérés de la pression du vent, ils s’effondrèrent sur le sol.

— Merci, mon Dieu ! s’écria Susannah.

— Tu le remercieras plus tard ! dit Roland, levant la voix pour se faire entendre en dépit du vacarme. Allez, vous tous, poussez ! Poussez cette satanée porte ! Susannah, pousse en bas ! Poussez de toutes vos forces ! Quand elle sera fermée — si on arrive à la fermer —, Jake, tu mets la bâcle en place ! Tu as compris ? Cale-la bien dans les montants ! Ne traîne pas !

— Ne t’en fais pas pour moi, répliqua Jake.

Quelque chose l’avait frappé à la tempe et un filet de sang coulait sur sa joue, mais son regard était clair, résolu.

— Allez-y ! Poussez ! Votre vie en dépend !

La porte se referma lentement. Ils n’auraient pas pu la tenir plus longtemps, mais ils n’en eurent pas besoin — quelques secondes leur suffirent. Jake mit la bâcle en place et, lorsqu’ils s’écartèrent avec un luxe de précautions, ce fut pour constater que les montants rouillés tenaient bon. Tout essoufflés, ils échangèrent un regard puis se tournèrent vers Ote. Lequel poussa un petit jappement puis alla se réchauffer devant le feu. Le charme que la tempête avait jeté sur lui était apparemment rompu.

Plus on s’éloignait de la cheminée, plus la froidure envahissait la grande salle.

— Tu n’aurais pas dû m’empêcher de sortir, Roland, dit Eddie. Jake a failli se faire tuer.

— Ote relève de sa responsabilité. Il aurait dû le faire rentrer plus tôt. L’attacher à quelque chose, si nécessaire. Tu n’es pas d’accord, Jake ?

— Si, je suis d’accord.

Jake s’assit à côté d’Ote et caressa d’une main son épaisse fourrure tandis que, de l’autre, il essuyait le sang qui lui recouvrait le visage.

— Roland, dit Susannah, ce n’est qu’un enfant.

— Ce, n’est plus un enfant. J’implore ton pardon, mais… ce n’est plus un enfant.

16

Durant les deux premières heures du coup de givre, ils se demandèrent si le hall de pierre allait tenir le coup. Le vent ne cessait de hurler, les arbres se brisaient dans un bruit de canonnade. L’un d’eux tomba sur le toit et le fracassa. Des vrilles d’air froid s’insinuèrent entre les lattes du plafond. Susannah et Eddie s’étreignirent. Jake protégea Ote — apaisé, il s’était allongé sur le dos, les quatre pattes tendues comme les pointes d’une rose des vents — et observa la nuée tourbillonnante de crottes d’oiseaux qui descendait sur eux. Sans se démonter, Roland continua de préparer leur petit souper.

— Qu’en penses-tu, Roland ? demanda Eddie.

— Je pense que si ce bâtiment résiste encore une heure, alors tout ira bien. Le froid va s’intensifier, mais le vent tombera un peu la nuit venue. Et il tombera encore au lever du jour, et, à partir d’après-demain, l’air sera calme et bien plus chaud. Pas aussi chaud qu’avant qu’éclate la tempête, mais cette chaleur-là n’avait rien de naturel, comme nous le savons tous.

Il les regarda avec un petit sourire aux lèvres. Son visage, d’ordinaire grave et un peu figé, en devenait bizarre.

— En attendant, nous avons un bon feu — pas assez fort pour réchauffer toute la salle, mais il nous suffit si nous restons près de lui. Et nous pouvons nous reposer un moment. Nous avons traversé bien des épreuves, n’est-ce pas ?

— Oui, fit Jake. Bien trop d’épreuves.

— Et d’autres nous attendent sur notre route. Nous rencontrerons le danger, la fatigue, le chagrin. La mort, peut-être. Alors, asseyons-nous près du feu, comme dans les temps jadis, et profitons de ce réconfort qui nous est échu.

Il les considéra une nouvelle fois, sans cesser de sourire. La lueur du feu découpait son visage d’étrange manière, un côté juvénile et l’autre d’un âge vénérable.

— Nous sommes un ka-tet. Un seul en plusieurs. Réjouissez-vous d’avoir de la chaleur, un abri et des compagnons face à la tempête. D’autres ont sans doute moins de chance.

— Espérons le contraire, dit Susannah, qui pensait à Bix.

— Venez, dit Roland. Mangez.

Ils se rapprochèrent, s’installèrent autour de leur dinh et mangèrent ce qu’il leur avait préparé.

17

Susannah dormit une heure ou deux au début de la nuit, mais fut réveillée par ses cauchemars — pour une raison inconnue, elle était obligée de manger des mets grouillants de vers. Dehors, le vent continuait de hurler, mais d’une façon apparemment moins soutenue. On l’entendait parfois baisser, puis remonter de volume, poussant de longs cris glacials tandis qu’il courait sous les bardeaux et faisait trembler les murs de pierre de l’antique bâtiment. La porte battait en rythme contre la bâcle qui la tenait fermée, mais, à l’instar du plafond au-dessus d’eux, la barre de bois et les montants rouillés refusaient apparemment de céder. Elle se demanda ce qu’il serait advenu d’eux si cette bâcle avait été aussi pourrie que l’anse du seau qu’ils avaient trouvé près du gook.

Roland était éveillé et assis devant le feu. Jake se trouvait auprès de lui. Entre eux, Ote dormait, une patte sur la truffe. Susannah les rejoignit. Le feu avait perdu de son intensité, mais, à cette distance, il lui enveloppait le visage et les bras d’une chaleur réconfortante. Elle attrapa une planche, envisagea de la briser en deux, puis, craignant de réveiller Eddie, la jeta telle quelle sur le feu. Une gerbe d’étincelles monta dans la cheminée, décrivant une spirale dans son ascension.