Ses craintes étaient infondées, car, alors que les dernières étincelles disparaissaient, une main lui caressa la nuque, juste au-dessous de ses cheveux. Elle n’eut pas besoin de se retourner ; ce contact lui était on ne peut plus familier. Elle s’empara de cette main, la porta à sa bouche et l’embrassa au creux de la paume. Une paume blanche. Après tout ce temps passé ensemble, après toutes ces étreintes, elle avait encore peine à le croire. Et pourtant, c’était bien vrai.
Au moins, je n’aurai pas besoin de l’amener chez moi pour le présenter à mes parents, songea-t-elle.
— Tu n’arrives pas à dormir, mon amour ?
— Pas trop. J’ai fait de drôles de rêves.
— C’est le vent qui les apporte, dit Roland. N’importe quel habitant de Gilead te dirait la même chose. Mais j’aime le bruit du vent.
Je l’aimerai toujours. Il apaise mon cœur et me fait penser au temps jadis.
Il détourna les yeux, comme gêné d’en avoir trop dit.
— Aucun de nous ne trouve le sommeil, dit Jake. Raconte-nous une histoire.
Roland contempla le feu un moment puis se tourna vers le jeune homme. Il souriait à nouveau, mais son regard était lointain. Un nœud crépita dans la cheminée. Par-delà les murs de pierre, le vent hurlait sa rage de ne pas pouvoir entrer. Eddie passa un bras autour de la taille de Susannah, qui nicha sa tête contre son épaule.
— Quelle histoire souhaites-tu entendre, Jake, fils d’Elmer ?
— Celle que tu voudras. (Un temps.) Une histoire des temps jadis. Roland se tourna vers Eddie et Susannah.
— Et vous, voulez-vous l’entendre ?
— Oui, s’il te plaît, dit Susannah.
Eddie acquiesça.
— Ouais. Si tu en as envie, bien sûr.
Roland réfléchit.
— Peut-être vous en conterai-je deux, car l’aube ne viendra pas avant plusieurs heures, et nous pourrons dormir dans la journée si nous le souhaitons. Ces deux histoires sont imbriquées l’une dans l’autre. Mais le vent souffle dans l’une comme dans l’autre, ce qui est une bonne chose. Rien de tel que des histoires par une nuit venteuse, quand on a trouvé un abri chaud dans un monde glacial.
Il attrapa un morceau de bois, attisa les braises du feu puis le jeta dans les flammes.
— La première histoire est une histoire vraie, car je l’ai vécue en compagnie de Jamie DeCurry, mon ancien ka-mi. Quant à l’autre, La Clé des Vents, ma mère me la lisait lorsque j’étais tout petit. Les vieilles histoires sont parfois utiles, vous savez, et j’aurais dû penser à celle-ci dès que j’ai vu Ote renifler l’air, mais c’est une histoire d’il y a longtemps. (Il soupira.) Une histoire des jours enfuis.
Dans les ténèbres par-delà leur petit cercle de lumière, le vent poussa un cri suraigu. Roland attendit qu’il s’estompe, puis commença son récit. Eddie, Susannah et Jake l’écoutèrent, captivés, durant toute cette longue nuit de tourmente. Lud, l’Homme Tic-Tac, Blaine le Mono, le Palais Vert… tout cela, ils l’oublièrent. Jusqu’à la Tour Sombre elle-même qui disparut un temps de leurs pensées.
Il n’y avait plus que la voix de Roland, qui se durcissait puis se faisait plus douce par instants.
Dure et parfois douce, comme le vent.
— Peu de temps après la mort de ma mère, laquelle, ainsi que vous le savez, j’ai tuée de mes propres mains…
LE GAROU
(1ère PARTIE)
Peu de temps après la mort de ma mère, laquelle, ainsi que vous le savez, j’ai tuée de mes propres mains, mon père — Steven, fils d’Henry le Grand — me convoqua dans son bureau de l’aile nord du palais. C’était une pièce minuscule et glaciale. Je me rappelle le vent gémissant dans les meurtrières. Je me rappelle les hautes étagères sévères ployant sous les livres — des livres qui valaient une fortune, mais que personne ne lisait jamais. Pas lui, tout du moins. Et je me rappelle le col noir qu’il portait en signe de deuil. Le même col noir que le mien. Tous les hommes de Gilead en portaient un, à moins que ce soit un brassard. Les femmes se coiffaient d’une résille noire. Il en serait ainsi pendant les six mois suivant les funérailles de Gabrielle Deschain.
Je portai le poing à mon front pour le saluer. Il ne leva pas les yeux des papiers étalés devant lui, mais je savais qu’il m’avait vu. Mon père voyait tout, et il voyait très bien. J’attendis. Il apposa sa signature sur plusieurs documents tandis que le vent sifflait et que les corbeaux croassaient dans la cour. La cheminée était vide. Même par temps glacial, il était rare qu’il la fasse allumer.
Enfin, il leva la tête.
— Comment va Cort, Roland ? Comment va ton instructeur de jadis ? Tu dois le savoir, vu qu’on m’a fait comprendre que tu passais le plus clair de ton temps dans sa hutte, à le nourrir et à le soigner.
— Certains jours, il lui arrive de me reconnaître. Mais cela devient rare. Il y voit encore un peu d’un œil. L’autre…
Je n’avais pas besoin de finir. L’autre avait disparu. C’était David, mon faucon, qui l’avait crevé au cours de mon épreuve de passage à l’âge adulte. En représailles, Cort avait ôté la vie à David, mais il n’avait plus jamais tué ensuite.
— Je sais ce qui est arrivé à l’autre. Ainsi, tu le nourris ?
— Si fait, père.
— Tu le laves quand il se souille ?
Je restai planté devant son bureau, aussi contrit qu’un écolier convoqué par le directeur, et tel était bien mon sentiment. Mais combien d’écoliers contrits ont tué leur propre mère ?
— Réponds-moi, Roland. Je suis ton dinh ainsi que ton père, et j’exige une réponse.
— Quelquefois, répondis-je.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Tantôt je changeais Cort trois ou quatre fois par jour, tantôt, quand il se sentait mieux, une fois seulement, voire pas du tout. Il arrivait jusqu’aux latrines si je l’y aidais. Et s’il se rappelait qu’il en avait besoin.
— Il n’y a pas d’ammie blanche pour s’occuper de lui ?
— Je les ai chassées, dis-je.
Il me fixa d’un air franchement curieux. Je cherchai une trace de mépris sur son visage — une partie de moi-même aurait souhaité en trouver —, mais ce fut sans succès.
— T’ai-je élevé pour que tu deviennes une ammie et prennes soin d’un vieillard sénile ?
Je sentis ma colère s’embraser. Cort avait enseigné les traditions de l’Eld et la voie du pistolet à une piche de jeunes hommes. Quand il les jugeait indignes de ce savoir, il les terrassait et les envoyait à l’Ouest, armés de leur seule astuce. Revenus en Cressie et en d’autres lieux encore plus reculés des royaumes anarchiques, nombre d’entre eux avaient rejoint Farson, l’Homme de Bien. Lequel était prêt à renverser tout ce que représentait la lignée de mon père. Lui les avait armés.
— Irais-tu jusqu’à le jeter aux ordures, père ? Est-ce la récompense que lui vaudront toutes ses années de service ? Et ensuite, à qui le tour ? À Vannay ?
— Jamais de la vie je ne ferais cela, tu le sais. Mais son temps est passé, Roland, et tu le sais aussi. Et ce n’est pas par amour que tu le soignes. Tu le sais également.
— C’est par respect que je le fais !
— Si ce n’était que par respect, tu lui rendrais visite, tu lui ferais la lecture — car tu es doué pour cela, ta mère le disait toujours, et sur ce point elle disait vrai —, mais tu n’irais pas jusqu’à lui torcher le cul et lui changer ses draps. En agissant ainsi, tu te châties pour la mort de ta mère, alors que tu n’en es nullement responsable.