ADRIANA.-Que Votre Altesse daigne m'écouter: Antipholus, mon époux,-que j'ai fait le maître de ma personne et de tout ce que je possédais, sur vos lettres pressantes,-a, dans ce jour fatal, été attaqué d'un accès de folie des plus violents. Il s'est élancé en furieux dans la rue (et avec lui son esclave, qui est aussi fou que lui), outrageant les citoyens, entrant de force dans leurs maisons, emportant avec lui bagues, joyaux, tout ce qui plaisait à son caprice. Je suis parvenue à le faire lier une fois, et je l'ai fait conduire chez moi, pendant que j'allais réparer les torts que sa furie avait commis çà et là dans la ville. Cependant, je ne sais par quel moyen il a pu s'échapper, il s'est débarrassé de ceux qui le gardaient, suivi de son esclave forcené comme lui; tous deux poussés par une rage effrénée, les épées hors du fourreau, nous ont rencontré, et sont venus fondre sur nous; ils nous ont mis en fuite, jusqu'à ce que pourvus de nouveaux renforts nous soyons revenus pour les lier; alors ils se sont sauvés dans cette abbaye, où nous les avons poursuivis. Et voilà que l'abbesse nous ferme les portes, et ne veut pas nous permettre de le chercher, ni le faire sortir, afin que nous puissions l'emmener. Ainsi, très-noble duc, par votre autorité, ordonnez qu'on l'amène et qu'on l'emporte chez lui, pour y recevoir des secours.
LE DUC.-Votre mari a servi jadis dans mes guerres; et je vous ai engagé ma parole de prince, lorsque vous l'avez admis à partager votre lit, de lui faire tout le bien qui pourrait dépendre de moi.-Allez, quelqu'un de vous, frappez aux portes de l'abbaye, et dites à la dame abbesse de venir me parler: je veux arranger ceci, avant de passer outre.
(Entre un domestique.)
LE DOMESTIQUE.-O ma maîtresse, ma maîtresse, courez vous cacher et sauvez vos jours. Mon maître et son esclave sont tous deux lâchés: ils ont battu les servantes l'une après l'autre et lié le docteur, dont ils ont flambé la barbe avec des tisons allumés 32; et à mesure qu'elle brûlait, ils lui ont jeté sur le corps de grands seaux de fange infecte, pour éteindre le feu qui avait pris à ses cheveux. Mon maître l'exhorte à la patience, tandis que son esclave le tond avec des ciseaux, comme un fou 33; et sûrement, si vous n'y envoyez un prompt secours, ils tueront à eux deux le magicien.
Niote 32: (retour) Cette risible circonstance devait trouver place ici dans une comédie; mais, proh pudor! on la retrouve dans le plus classique de tous les poètes, au milieu des horreurs du carnage d'une bataille: Obvius ambustum torrem Corynæus ab ord Corripit, et venienti Ebuso, plagamque ferenti Occupat os flammis: olli ingens barba reluxit, Nidoremque ambusta dédit. VIRGILE, Enéide, livre XII, v. 298.
Niote 33: (retour) «Peut-être était-ce la coutume de raser la tête aux idiots et aux fous.» STEEVENS. «On trouve, dans les lois ecclésiastiques d'Alfred, une amende de 10 shillings contre celui qui aurait, par injure, tondu un homme du peuple comme un fou.» TOLLET.
ADRIANA.-Tais-toi, imbécile: ton maître et son valet sont ici; et tout ce que tu nous dis là est un conte.
LE DOMESTIQUE.-Ma maîtresse, sur ma vie, je vous dis la vérité. Depuis que j'ai vu cette scène, je suis accouru presque sans respirer. Il crie après vous, et il jure que s'il peut vous saisir, il vous grillera le visage et vous défigurera. (On entend des cris à l'intérieur.) Écoutez, écoutez: je l'entends; fuyez, ma maîtresse, sauvez-vous.
LE DUC, à Adriana.-Venez, restez, n'ayez aucune crainte.-Défendez-la de vos hallebardes.
ADRIANA, voyant entrer Antipholus d'Éphèse.-O dieux! c'est mon mari! Vous êtes témoins, qu'il reparaît ici comme un invisible esprit. Il n'y a qu'un moment, que nous l'avons vu entrer dans cette abbaye; et le voilà maintenant qui arrive d'un autre côté: cela dépasse l'intelligence humaine!
(Entrent Antipholus et Dromio d'Éphèse.)
ANTIPHOLUS.-Justice! généreux duc; oh! accordez-moi justice! Au nom des services que je vous ai rendus autrefois, lorsque je vous ai couvert de mon corps dans le combat et que j'ai reçu de profondes blessures pour sauver votre vie, au nom du sang que j'ai perdu alors pour vous, accordez-moi justice.
ÆGÉON.-Si la crainte de la mort ne m'ôte pas la raison, c'est mon fils Antipholus que je vois, et Dromio.
ANTIPHOLUS.-Justice, bon prince, contre cette femme que voilà! Elle, que vous m'avez donnée vous-même pour épouse, elle m'a outragé et déshonoré par le plus grand et le plus cruel affront. L'injure qu'elle m'a fait aujourd'hui sans pudeur dépasse l'imagination.
LE DUC.-Expliquez-vous, et vous me trouverez juste.
ANTIPHOLUS.-Aujourd'hui même, puissant duc, elle a fermé sur moi les portes de ma maison, tandis qu'elle s'y régalait avec d'infâmes fripons 34.
Niote 34: (retour) Harlots, mot applicable également aux fripons et aux filles.
LE DUC.-Voilà une faute grave: répondez, femme: avez-vous agi ainsi?
ADRIANA.-Non, mon digne seigneur:-Moi, lui et ma soeur, nous avons dîné ensemble aujourd'hui. Malheur sur mon âme, si l'accusation dont il me charge n'est pas fausse!
LUCIANA.-Que je ne revoie jamais le jour, que je ne dorme jamais la nuit, si elle ne dit à Votre Altesse la pure vérité!
ANGELO.-O femme parjure! elles rendent toutes deux de faux témoignages. Sur ce point le fou les accuse justement.
ANTIPHOLUS.-Mon souverain, je sais ce que je dis. Je ne suis point troublé par les vapeurs du vin, ni égaré par le désordre de la colère, quoique les injures que j'ai reçues puissent faire perdre la raison à un homme plus sage que moi: cette femme m'a enfermé dehors aujourd'hui, et je n'ai pu rentrer pour dîner: cet orfèvre que vous voyez, s'il n'était pas d'accord avec elle, pourrait en rendre témoignage: car il était avec moi alors: il m'a quitté pour aller chercher une chaîne, promettant de me l'apporter au Porc-Épic, où Baltasar et moi avons dîné ensemble: notre dîner fini, et lui ne revenant point, je suis allé le chercher: je l'ai rencontré dans la rue, et ce marchand en sa compagnie: là ce parjure orfèvre m'a juré effrontément que j'avais aujourd'hui reçu de lui une chaîne, que, Dieu le sait! je n'ai jamais vue: et pour cette cause, il m'a fait arrêter par un sergent! J'ai obéi, et j'ai envoyé mon valet à ma maison chercher de certains ducats: il est revenu, mais sans argent. Alors, j'ai prié poliment l'officier de m'accompagner lui-même jusque chez moi. En chemin, nous avons rencontré ma femme, sa soeur, et toute une troupe de vils complices: ils amenaient avec eux un certain Pinch, un malheureux au maigre visage, à l'air affamé, un squelette décharné, un charlatan, un diseur de bonne aventure, un escamoteur râpé, un misérable nécessiteux, aux yeux enfoncés, au regard rusé, une momie ambulante. Ce dangereux coquin a osé se donner pour un magicien; me regardant dans les yeux, me tâtant le pouls, me bravant en face, lui qui à peine a un visage, et il s'est écrié que j'étais possédé, Aussitôt ils sont tous tombés sur moi, ils m'ont garotté, m'ont entraîné, et m'ont plongé, moi et mon valet, tous deux liés, dans une humide et ténébreuse cave de ma maison. À la fin, rongeant mes liens avec mes dents, je les ai rompus; j'ai recouvré ma liberté, et je suis aussitôt accouru ici près de Votre Altesse: je la conjure de me donner une ample satisfaction pour ces indignités et les affronts inouïs qu'on m'a fait souffrir.
ANGELO.-Mon prince, d'après la vérité, mon témoignage s'accorde avec le sien en ceci, c'est qu'il n'a pas dîné chez lui, mais qu'on lui a fermé la porte.