ANTIPHOLUS.-Comment! tu veux ainsi me railler en face, après que je te l'ai défendu?… Tiens, prends cela, monsieur le coquin.
DROMIO.-Eh! que voulez-vous dire, monsieur? Au nom de Dieu, tenez vos mains tranquilles; ou, si vous ne le voulez pas, moi, je vais avoir recours à mes jambes.
(Dromio s'enfuit.)
ANTIPHOLUS.-Sur ma vie, par un tour ou un autre, ce coquin se sera laissé escamoter tout mon argent. On dit que cette ville est remplie 4 de fripons, d'escamoteurs adroits, qui abusent les yeux; de sorciers travaillant dans l'ombre, qui changent l'esprit; de sorcières assassines de l'âme, qui déforment le corps; de trompeurs déguisés, de charlatans babillards, et de mille autres crimes autorisés. Si cela est ainsi, je n'en partirai que plus tôt. Je vais aller au Centaure, pour chercher cet esclave: je crains bien que mon argent ne soit pas en sûreté.
(Il sort.)
Niote 4: (retour) C'était le reproche que les anciens faisaient à cette ville, qu'ils appelaient proverbialement (Greek: Ephesia alexipharmaka.)
Fin du premier acte.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Place publique.
ADRIANA ET LUCIANA entrent
ADRIANA.-Ni mon mari ni l'esclave que j'avais chargé de ramener promptement son maître ne sont revenus. Sûrement, Luciana, il est deux heures.
LUCIANA.-Peut-être que quelque commerçant l'aura invité, et il sera allé du marché dîner quelque part. Chère soeur, dînons, et ne vous agitez pas. Les hommes sont maîtres de leur liberté. Il n'y a que le temps qui soit leur maître; et, quand ils voient le temps, ils s'en vont ou ils viennent. Ainsi, prenez patience, ma chère soeur.
ADRIANA.-Eh! pourquoi leur liberté serait-elle plus étendue que la nôtre?
LUCIANA.-Parce que leurs affaires sont toujours hors du logis.
ADRIANA.-Et voyez, lorsque je lui en fais autant, il le prend mal.
LUCIANA.-Oh! sachez qu'il est la bride de votre volonté.
ADRIANA.-Il n'y a que des ânes qui se laissent brider ainsi.
LUCIANA.-Une liberté récalcitrante est frappée par le malheur.-Il n'est rien sous l'oeil des cieux, sur la terre, dans la mer et dans le firmament, qui n'ait ses bornes.-Les animaux, les poissons et les oiseaux ailés sont soumis à leurs mâles et sujets à leur autorité; les hommes, plus près de la divinité, maîtres de toutes les créatures, souverains du vaste monde et de l'humide empire des mers, doués d'âmes et d'intelligences, d'un rang bien au-dessus des poissons et des oiseaux, sont les maîtres de leurs femmes et leurs seigneurs: que votre volonté soit donc soumise à leur convenance.
ADRIANA.-C'est cette servitude qui vous empêche de vous marier?
LUCIANA.-Non pas cela, mais les embarras du lit conjugal.
ADRIANA.-Mais, si vous étiez mariée, il faudrait supporter l'autorité.
LUCIANA.-Avant que j'apprenne à aimer, je veux m'exercer à obéir.
ADRIANA.-Et si votre mari allait faire quelque incartade ailleurs?
LUCIANA.-Jusqu'à ce qu'il fût revenu à moi, je prendrais patience.
ADRIANA.-Tant que la patience n'est pas troublée, il n'est pas étonnant qu'elle reste calme. Il est aisé d'être doux quand rien ne contrarie. Une âme est-elle malheureuse, écrasée sous l'adversité, nous lui conseillons d'être tranquille, quand nous l'entendons gémir. Mais si nous étions chargés du même fardeau de douleur, nous nous plaindrions nous-mêmes tout autant, ou plus encore. Ainsi, vous qui n'avez point de méchant mari qui vous chagrine, vous prétendez me consoler en me recommandant une patience qui ne donne aucun secours; mais si vous vivez assez pour vous voir traitée comme moi, vous mettrez bientôt de côté cette absurde patience.
LUCIANA.-Allons, je veux me marier un jour, ne fût-ce que pour en essayer.-Mais voilà votre esclave qui revient; votre mari n'est pas loin.
(Entre Dromio d'Éphèse.)
ADRIANA.-Eh bien! ton maître tardif est-il sous la main 5?
DROMIO.-Vraiment, il est sous deux mains avec moi. C'est ce que peuvent attester mes deux oreilles.
Niote 5: (retour) At hand, c'est-à-dire sur tes pas.
ADRIANA.-Dis-moi, lui as-tu parlé? sais-tu son intention?
DROMIO.-Oui, oui; il a expliqué son intention sur mon oreille. Maudite soit sa main; j'ai eu peine à la comprendre!
LUCIANA.-A-t-il donc parle d'une manière si équivoque, que tu n'aies pu sentir sa pensée?
DROMIO.-Oh! il a parlé si clair, que je n'ai senti que trop bien ses coups; et malgré cela si confusément, que je les ai à peine compris 6.
Niote 6: (retour) Stand et under stand. Stand under, être dessous et comprendre.
ADRIANA.-Mais, dis-moi, je te prie, est-il en chemin pour revenir au logis? Il paraît qu'il se soucie bien de plaire à sa femme!
DROMIO.-Tenez, ma maîtresse, mon maître est sûrement de l'ordre du croissant.
ADRIANA.-De l'ordre du croissant, coquin!
DROMIO.-Je ne veux pas dire qu'il soit déshonoré; mais, certes, il est tout à fait lunatique 7.-Quand je l'ai pressé de venir dîner, il m'a redemandé mille marcs d'or.-Il est temps de dîner, lui ai-je dit.-Mon or, a-t-il répondu.-Vos viandes brûlent, ai-je dit.-Mon or, a-t-il dit.-Allez-vous venir? ai-je dit.-Mon or, a-t-il dit, où sont les mille marcs que je t'ai donnés, scélérat?-Le cochon de lait, ai-je dit, est tout brûlé.-Mon or, dit-il.-Ma maîtresse, monsieur, ai-je dit.-Qu'elle aille se pendre ta maîtresse! je ne connais point ta maîtresse! au diable ta maîtresse!
Niote 7: (retour) Nous avons traduit horn mad par: être de l'ordre du croissant, pour donner le sens de ce jeu de mots dont voici le texte: DROM. My master is horn mad, ADR. Horn mad, thou villain! DROM. I mean not cuckhold mad, but sure he is stark mad.
LUCIANA.-Qui a dit cela?
DROMIO.-C'est mon maître qui l'a dit. Je ne connais, dit-il, ni maison, ni femme, ni maîtresse.-En sorte que, grâce à lui, je vous rapporte sur mes épaules le message dont ma langue devait naturellement être chargée; car, pour conclure, il m'a battu sur la place.
ADRIANA.-Retourne vers lui, misérable, et ramène-le au logis.
DROMIO.-Oui, retourne vers lui, pour te faire renvoyer encore au logis avec des coups! Au nom de Dieu! envoyez-y quelque autre messager.
ADRIANA.-Retourne, esclave, ou je vais te fendre la tête en quatre 8.
Niote 8: (retour) I will break thy pate a cross, DROM. And he will bless that cross with other beating.
DROMIO.-Et lui bénira cette croix avec d'autres coups; entre vous deux j'aurai une tête bien sainte.
ADRIANA.-Va-t'en, rustre babillard; ramène ton maître à la maison.
DROMIO.-Suis-je aussi rond avec vous que vous l'êtes avec moi, pour que vous me repoussiez comme une balle de paume? Vous me repoussez vers lui et lui me repoussera de nouveau vers vous. Si je continue longtemps ce service, vous ferez bien de me recouvrir de cuir 9.