(Il sort.)
Niote 9: (retour) On comprend que rond est ici synonyme de sphérique.
LUCIANA.-Fi! comme l'impatience rembrunit votre visage!
ADRIANA.-Il faut donc qu'il gratifie de sa compagnie ses favorites, tandis que moi je languis au logis après un sourire. Le temps importun a-t-il ravi la beauté séduisante de mon pauvre visage? Alors, c'est lui qui l'a flétri. Ma conversation est-elle ennuyeuse, mon esprit stérile? Si je n'ai plus une conversation vive et piquante, c'est sa dureté pire que celle du marbre qui l'a émoussée. Leur brillante parure attire-t-elle ses affections? Ce n'est pas ma faute: il est le maître de mes biens. Quels ravages y a-t-il en moi qu'il n'ait causés? Oui, c'est lui seul qui a altéré mes traits.-Un regard joyeux ranimerait bientôt ma beauté; mais, cerf indomptable, il franchit les palissades et va chercher pâture loin de ses foyers. Pauvre infortunée, je ne suis plus pour lui qu'une vieille surannée.
LUCIANA.-Jalousie qui se déchire elle-même! Fi donc! chassez-la d'ici.
ADRIANA.-Des folles insensibles peuvent seules supporter de pareils torts. Je sais que ses yeux portent ailleurs leur hommage; autrement, quelle cause l'empêcherait d'être ici? Ma soeur, vous le savez, il m'a promis une chaîne.-Plût à Dieu que ce fût la seule chose qu'il me refusât! il ne déserterait pas alors sa couche légitime. Je vois que le bijou le mieux émaillé perd son lustre; que si l'or résiste longtemps au frottement, à la fin il s'use sous le toucher; de même, il n'est point d'homme, ayant un nom, que la fausseté et la corruption ne déshonorent. Puisque ma beauté n'a plus de charme à ses yeux, j'userai dans les larmes ce qui m'en reste, et je mourrai dans les pleurs.
LUCIANA.-Que d'amantes insensées se dévouent à la jalousie furieuse!
SCÈNE II
Place publique.
Entre ANTIPHOLUS de Syracuse .
ANTIPHOLUS.-L'or que j'ai remis à Dromio est déposé en sûreté au Centaure, et mon esclave soigneux est allé errer dans la ville à la quête de son maître… D'après mon calcul et le rapport de l'hôte, je n'ai pu parler à Dromio depuis que je l'ai envoyé du marché… Mais, le voilà qui vient. (Entre Dromio de Syracuse.) Eh bien! monsieur, avez-vous perdu votre belle humeur? Si vous aimez les coups, vous n'avez qu'à recommencer votre badinage avec moi. Vous ne connaissiez pas le Centaure? vous n'aviez pas reçu d'argent? votre maîtresse vous avait envoyé me chercher pour diner? mon logement était au Phénix?-Aviez-vous donc perdu la raison pour me faire des réponses si extravagantes?
DROMIO.-Quelles réponses, monsieur? Quand vous ai-je parlé ainsi?
ANTIPHOLUS.-Il n'y a qu'un moment, ici même; il n'y a pas une demi-heure.
DROMIO.-Je ne vous ai pas revu depuis que vous m'avez envoyé d'ici au Centaure, avec l'or que vous m'aviez confié.
ANTIPHOLUS.-Coquin, tu m'as nié avoir reçu ce dépôt, et tu m'as parlé d'une maîtresse et d'un dîner, ce qui me déplaisait fort, comme tu l'as senti, j'espère.
DROMIO.-Je suis fort aise de vous voir dans cette veine de bonne humeur: mais que veut dire cette plaisanterie? Je vous en prie, mon maître, expliquez-vous.
ANTIPHOLUS.-Quoi! veux-tu me railler encore, et me braver en face? Penses-tu que je plaisante? Tiens, prends ceci et cela.
(Il le frappe.)
DROMIO.-Arrêtez, monsieur, au nom de Dieu! votre badinage devient un jeu sérieux. Quelle est votre raison pour me frapper ainsi?
ANTIPHOLUS.-Parce que je te prends quelquefois pour mon bouffon, et que je cause familièrement avec toi, ton insolence se moquera de mon affection, et interrompra sans façon mes heures sérieuses! Quand le soleil brille, que les moucherons folâtrent; mais dès qu'il cache ses rayons, qu'ils se glissent dans les crevasses des murs. Quand tu voudras plaisanter avec moi, étudie mon visage, et conforme tes manières à ma physionomie, ou bien je te ferai entrer à force de coups cette méthode dans ta calotte.
DROMIO.-Dans ma calotte, dites-vous? Si vous cessez votre batterie, je préfère que ce soit une tête; mais si vous faites durer longtemps ces coups, il faudra me procurer une calotte pour ma tête, et la mettre à l'abri, sans quoi il me faudra chercher mon esprit dans mes épaules.-Mais, de grâce, monsieur, pourquoi me battez-vous?
ANTIPHOLUS.-Ne le sais-tu pas?
DROMIO.-Je ne sais rien, monsieur, si ce n'est que je suis battu.
ANTIPHOLUS.-Te dirai-je pourquoi?
DROMIO.-Oui, monsieur, et le parce que. Car on dit que tout pourquoi a son parce que.
ANTIPHOLUS.-D'abord, pour avoir osé me railler; et pourquoi encore?-Pour venir me railler une seconde fois.
DROMIO.-A-t-on jamais battu un homme si mal à propos, quand dans le pourquoi et le parce que, il n'y a ni rime ni raison?-Allons, monsieur, je vous rends grâces.
ANTIPHOLUS.-Tu me remercies, et pourquoi?
DROMIO.-Eh! mais, monsieur, pour quelque chose que vous m'avez donné pour rien 10.
Niote 10: (retour) Il veut parler des coups qu'il a reçus sans raison.
ANTIPHOLUS.-Je te payerai bientôt cela, en te donnant rien pour quelque chose.-Mais, dis-moi, est-ce l'heure de dîner?
DROMIO.-Non, monsieur; je crois que le dîner manque de ce que j'ai…
ANTIPHOLUS.-Voyons, qu'est-ce?…
DROMIO.-De sauce 11.
Niote 11: (retour) Basting, du verbe baste, arroser et rosser.
ANTIPHOLUS.-Eh bien! alors, il sera sec.
DROMIO.-Si cela est, Monsieur, je vous prie de n'y pas goûter.
ANTIPHOLUS.-Et la raison?
DROMIO.-De peur qu'il ne vous mette en colère, et ne me vaille une autre sauce de coups de bâtons 12.
Niote 12: (retour) C'est toujours le mot basting qui fournit l'équivoque.
ANTIPHOLUS.-Allons, apprends à plaisanter à propos; il est un temps pour toute chose.
DROMIO.-J'aurais nié cela, avant que vous fussiez devenu si colère.
ANTIPHOLUS.-D'après quelle règle?
DROMIO.-Diable, monsieur! d'après une règle aussi simple que la tête chauve du vieux père le Temps lui-même.
ANTIPHOLUS.-Voyons-la.
DROMIO.-Il n'y a point de temps pour recouvrer ses cheveux, quand l'homme devient naturellement chauve.
ANTIPHOLUS.-Ne peut-il pas les recouvrer par amende et recouvrement?
DROMIO.-Oui, en payant une amende pour porter perruque, et en recouvrant les cheveux qu'a perdus un autre homme.
ANTIPHOLUS.-Pourquoi le temps est-il si pauvre en cheveux, puisque c'est une sécrétion si abondante?
DROMIO.-Parce que c'est un don qu'il prodigue aux animaux; et ce qu'il ôte aux hommes en cheveux il le leur rend en esprit.
ANTIPHOLUS.-Comment! mais il y a bien des hommes qui ont plus de cheveux que d'esprit.
DROMIO.-Aucun de ces hommes-là qui n'ait l'esprit de perdre les cheveux.
ANTIPHOLUS.-Quoi donc! tu as dit tout à l'heure que les hommes dont les cheveux sont abondants sont de bonnes gens sans esprit.
DROMIO.-Plus un homme est simple, plus il perd vite. Toutefois il perd avec une sorte de gaieté.
ANTIPHOLUS.-Pour quelle raison?
DROMIO.-Pour deux raisons, et deux bonnes.