ANTIPHOLUS.-Non, ne dis pas bonnes, je t'en prie.
DROMIO.-Alors, pour deux raisons sûres.
ANTIPHOLUS.-Non, pas sûres dans une chose fausse.
DROMIO.-Alors, pour des raisons certaines.
ANTIPHOLUS.-Nomme-les.
DROMIO.-L'une pour épargner l'argent que lui coûterait sa frisure; l'autre, afin qu'à dîner ses cheveux ne tombent pas dans sa soupe.
ANTIPHOLUS.-Tu cherches à prouver, n'est-ce pas, qu'il n'y a pas de temps pour tout?
DROMIO.-Malepeste! Et ne l'ai-je pas fait, monsieur? et surtout n'ai-je pas prouvé qu'il n'y a pas de temps pour recouvrer les cheveux qu'on a perdus naturellement?
ANTIPHOLUS.-Mais tu n'as pas donné une raison solide, pour prouver qu'il n'y a aucun temps pour les recouvrer.
DROMIO.-Je vais y remédier. Le Temps lui-même est chauve; ainsi donc, jusqu'à la fin du monde, il aura un cortège d'hommes chauves.
ANTIPHOLUS.-Je savais que la conclusion serait chauve. Mais, doucement, qui nous fait signe là-bas?…
(Entrent Adriana, Luciana.)
ADRIANA.-Oui, oui, Antipholus; prends un air étonné et mécontent: tu réserves tes doux regards pour quelque autre maîtresse: je ne suis plus ton Adriana, ton épouse. Il fut un temps où, de toi-même, tu faisais serment qu'il n'était point de musique aussi agréable à ton oreille que le son de ma voix; point d'objet aussi charmant à tes yeux que mes regards; point de toucher aussi flatteur pour ta main que lorsqu'elle touchait la mienne; point de mets délicieux qui te plût que ceux que je te servais. Comment arrive-t-il aujourd'hui, mon époux, oh! comment arrive-t-il que tu te sois ainsi éloigné de toi-même? Oui, je dis éloigné de toi-même, l'étant de moi qui, étant incorporée avec toi, inséparable de toi, suis plus que la meilleure partie de toi-même. Ah! ne te sépare pas violemment de moi; car sois sûr, mon bien-aimé, qu'il te serait aussi aisé de laisser tomber une goutte d'eau dans l'océan, et de la puiser ensuite sans mélange, sans addition ni diminution quelconque, qu'il te l'est de te séparer de moi, sans m'entraîner aussi. Oh! combien ton coeur serait blessé au vif, si tu entendais seulement dire que je suis infidèle, et que ce corps, qui t'est consacré, est souillé par une grossière volupté. Ne me cracherais-tu pas au visage? ne me repousserais-tu pas? ne me jetterais-tu pas le nom de mari à la face? ne déchirerais-tu pas la peau peinte de mon front de courtisane? n'arracherais-tu pas l'anneau nuptial à ma main perfide? et ne le briserais-tu pas avec le serment du divorce? Je sais que tu le peux: eh bien! fais-le donc dès ce moment… Je suis couverte d'une tache adultère; mon sang est souillé du crime de l'impudicité; car si nous deux ne formons qu'une seule chair, et que tu sois infidèle, je reçois le poison mêlé dans tes veines, et je suis prostituée par ta contagion.-Sois constant et fidèle à ta couche légitime, alors je vis sans souillure, et toi sans déshonneur.
ANTIPHOLUS.-Est-ce à moi que vous parlez, belle dame? Je ne vous connais pas. Il n'y a pas deux heures que je suis dans Éphèse, aussi étranger à votre ville qu'à vos discours; et j'ai beau employer tout mon esprit pour étudier chacune de vos paroles, je ne puis comprendre un seul mot de ce que vous me dites.
LUCIANA.-Fi! mon frère; comme le monde est changé pour vous! Quand donc avez-vous jamais traité ainsi ma soeur? Elle vous a envoyé chercher par Dromio pour dîner.
ANTIPHOLUS.-Par Dromio?
DROMIO.-Par moi?
ADRIANA.-Par toi. Et voici la réponse que tu m'as rapportée, qu'il t'avait souffleté et qu'en te battant il avait renié ma maison pour la sienne, et moi pour sa femme.
ANTIPHOLUS, à Dromio.-Avez-vous parlé à cette dame? Quel est donc le noeud et le but de cette intrigue?
DROMIO.-Moi, monsieur! je ne l'ai jamais vue jusqu'à ce moment.
ANTIPHOLUS.-Coquin, tu mens: car tu m'as répété sur la place les propres paroles qu'elle vient de dire.
DROMIO.-Jamais je ne lui ai parlé de ma vie.
ANTIPHOLUS.-Comment se fait-il donc qu'elle nous appelle ainsi par nos noms, à moins que ce ne soit par inspiration?
ADRIANA.-Qu'il sied mal à votre gravité de feindre si grossièrement, de concert avec votre esclave, et de l'exciter à me contrarier! Je veux bien que vous ayez le droit de me négliger; mais n'aggravez pas cet outrage par le mépris.-Allons, je vais m'attacher à ton bras: tu es l'ormeau, mon mari, et moi je suis la vigne 13, dont la faiblesse mariée à ta force partage ta vigueur: si quelque objet te détache de moi, ce ne peut être qu'une vile plante, un lierre usurpateur, ou une mousse inutile, qui, faute d'être élaguée, pénètre dans ta sève, l'infecte et vit aux dépens de ton honneur.
Niote 13: (retour) Lenta qui velut asoitas, Vitis implicat arbores, Implicabitur in tuum Complexum… CATULLE.
ANTIPHOLUS.-C'est à moi qu'elle parle! elle me prend pour le sujet de ses discours. Quoi! l'aurais-je épousée en songe? ou suis-je endormi en ce moment, et m'imaginai-je entendre tout ceci? Quelle erreur trompe nos oreilles et nos yeux?-Jusqu'à ce que je sois éclairci de cette incertitude, je veux entretenir l'erreur qui m'est offerte.
LUCIANA.-Dromio, va dire aux domestiques de servir le dîner.
DROMIO.-Oh! si j'avais mon chapelet! Je me signe comme un pécheur. C'est ici le pays des fées. O malice des malices! Nous parlons à des fantômes, à des hiboux, à des esprits fantasques. Si nous ne leur obéissons pas, voici ce qui en arrivera: ils nous suceront le sang ou nous pinceront jusqu'à nous faire des bleus et des noirs.
LUCIANA.-Que marmottes-tu là en toi-même, au lieu de répondre, Dromio, frelon, limaçon, fainéant, sot que tu es?
DROMIO.-Je suis métamorphosé, mon maître; n'est-ce pas?
ANTIPHOLUS.-Je crois que tu l'es, dans ton âme, et je le suis aussi.
DROMIO.-Ma foi, mon maître, tout, l'âme et le corps.
ANTIPHOLUS.-Tu conserves ta forme ordinaire.
DROMIO.-Non; je suis un singe.
LUCIANA.-Si tu es changé en quelque chose, c'est en âne.
DROMIO.-Cela est vrai: elle me mène par le licou, et j'aspire à paître le gazon.-C'est vrai, je suis un âne; autrement pourrait-il se faire que je ne la connusse pas aussi bien qu'elle me connaît?
ADRIANA.-Allons, allons, je ne veux plus être si folle que de me mettre le doigt dans l'oeil et de pleurer, tandis que le valet et le maître se moquent de mes maux en riant.-Allons, monsieur, venez dîner: Dromio, songe à garder la porte.-Mon mari, je dînerai en haut avec vous aujourd'hui, et je vous forcerai à faire la confession de tous vos tours.-Toi, drôle, si quelqu'un vient demander ton maître, dis qu'il dîne dehors, et ne laisse entrer âme qui vive.-Venez, ma soeur.-Dromio, fais bien ton devoir de portier.
ANTIPHOLUS.-Suis-je sur la terre, ou dans le ciel, ou dans l'enfer? Suis-je endormi ou éveillé? fou ou dans mon bon sens? Connu de celles-ci, et déguisé pour moi-même, je dirai comme elles, je le soutiendrai avec persévérance, et me laisserai aller à l'aventure dans ce brouillard.
DROMIO.-Mon maître, ferai-je le portier à la porte?
ANTIPHOLUS.-Oui, ne laisse entrer personne, si tu ne veux que je te casse la tête.
LUCIANA.-Allons, venez, Antipholus. Nous dînons trop tard.
(Ils sortent.)
Fin du deuxième acte.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
On voit la rue qui passe devant la maison d'Antipholus d'Éphèse.
ANTIPHOLUS d'Éphèse , DROMIO d'Éphèse , ANGELO ET BALTASAR.
ANTIPHOLUS d'Éphèse.-Honnête seigneur Angelo, il faut que vous nous excusiez tous: ma femme est de mauvaise humeur, quand je ne suis pas exact. Dites que je me suis amusé dans votre boutique à voir travailler à sa chaîne, et que demain vous l'apporterez à la maison.-Mais voici un maraud qui voudrait me soutenir en face qu'il m'a joint sur la place et que je l'ai battu, que je l'ai chargé de mille marcs en or, et que j'ai renié ma maison et ma femme.-Ivrogne que tu es, que voulais-tu dire par là?