En se laissant doucement tomber sur le canapé, elle a un instant fermé les yeux. Ma curiosité fouineuse m'a laissé les imaginer là, tous les deux. Lui, les bras au ciel, tournoyant dans la pièce en parlant de lui, de lui, de lui, de là-bas, de ses rêves, et elle, écoutant, amoureuse, et goûtant à l'infernale candeur de son amant. Je n'ai pas vraiment d'intuition pour ces choses-là, mais cette fois j'ai la certitude qu'il s'agissait d'amour. Même si tout ça a des relents d'arnaque et de vil intérêt, rien ne se serait fait sans un peu d'amour brut. Il faut être aussi bégueule que moi pour en douter et jouer les choqués.
— Antonio… Je ne vous ai pas dit le principal. Je ne sais pas pourquoi on m'a enlevé Dario. Mais je sais que, depuis toujours, il gardait au fond de lui-même une incroyable peur. Une peur que tout cela tourne mal. Il ne m'en a jamais parlé mais il a fini par me l'écrire. S'il lui arrivait quelque chose, il voulait que ses terrains reviennent aux seuls êtres qui avaient su lui tendre la main.
J'ai baissé les yeux en sentant le tour de démarreur dans mon moteur cardiaque. Avec une envie de me tirer d'ici en trombe.
— Moi, qu'est-ce que j'en ferais, de ce terrain ? Ma vie est ici… Votre pays semble si magnifique… Il vous appartient. C'est votre terre et je ne saurais qu'en faire.
Je me suis levé.
— Dario le savait. Il disait que sa mère ne reviendrait jamais au pays et qu'après moi, il n'avait plus que…
— Taisez-vous.
— Il vous aimait, Antonio… Que vous le vouliez ou non… Devant le notaire il a tenu à rajouter un nom sur les actes de cession.
— Arrêtez de dire des conneries.
— Si vous les refusez, elles reviendront à la commune de Sora. Mais acceptez-les, c'était son dernier souhait…
— Maintenant ça suffit !
La table basse a frémi quand mon pied a buté dedans, par mégarde. Elle a fouillé dans les papiers pour me prouver que tout était déjà écrit, en règle, tamponné, et conforme. Mon nom, écrit en toutes lettres.
Le cauchemar.
— C'est pour ça que je vous cherchais, Antonio. Pour vous transmettre ces papiers. Et ses dernières volontés.
Sans même le vouloir j'ai repoussé cette femme qui me bloquait le passage. En lisant mon nom frappé à la machine j'ai failli crier. Un sentiment d'emprise sur moi. Une étreinte carcérale. Un harcèlement.
— C'était son dernier rêve, Antonio…
Je me suis rué vers la sortie. Elle m'a forcé à prendre le bloc de papiers.
Et j'ai fui, sans rien dire, sans chercher à comprendre.
Et le plus loin possible.
Tous les efforts fournis pour mettre des kilomètres et des années entre ma jeunesse banlieusarde et moi se sont évaporés en quelques jours. Je pensais bien m'en être tiré, comme un ex-taulard qui a décidé d'oublier, ou un drogué qui revient de loin. Eh bien non, la force d'attraction de la rue Anselme-Rondenay est bien plus tenace encore, on ne peut pas en sortir comme on veut, c'est peut-être ça que voulait dire Dario par la rue est longue. Il me faudrait changer de nom, me teindre en blond et quitter la France, et tout recommencer, ailleurs, émigrer, et replonger dans le cercle vicieux. Pour que la communauté italienne m'oublie, il va falloir payer le prix fort. Moi qui ai toujours refusé de mettre les pieds sur la terre de mes ancêtres, voilà qu'une parcelle de celle-ci m'appartient de droit. Comment ne pas y voir la preuve de l'existence d'un dieu cynique. Sans parler du fantôme de Dario qui me colle aux pompes mieux encore qu'à l'époque où nous rabotions le macadam.
Deux heures du matin. Dans les salons d'en face, la fête n'en finit plus. J'ouvre grande la fenêtre pour tenter de m'aérer. Si je parviens à m'endormir, je sens que je vais rêver de lui.
Dario… T'es qu'un beau salaud. Tu avais apposé mon nom auprès du tien sur les papiers du notaire bien avant le jour où tu m'as fait écrire cette lettre. Tu as préféré m'insulter plutôt que m'avouer une chose pareille. M'avouer que tu pensais toujours à moi comme à un ami. Et tu savais que ce n'était plus réciproque depuis longtemps. À la réflexion, je me demande si c'était bien à Mme Raphaëlle que tu l'adressais, cette lettre. Tu as peut-être été encore plus machiavélique que ça. En fait, c'était peut-être à moi que tu l'écrivais, en me la faisant traduire. Salaud. Tu aurais dû me parler de ce vin. Du vin… ? Comment imaginer un feignant comme toi en viticulteur ? T'en as jamais bu. J'ai toujours entendu dire que le vin de Sant'Angelo était une redoutable piquette, mon père n'en aurait même pas voulu. Comment imaginer que tu aies pu vendre d'abord ton corps et ensuite ton âme pour une vinasse qui a donné des aigreurs à toute la région ? Le désir d'en faire, enfin, quelque chose de buvable, et réussir là où tout le monde a échoué ? Ou bien t'as senti vibrer en toi l'appel de la terre natale, tu t'es dit que c'était l'Éden perdu, et qu'il était toujours temps de rattraper toutes ces années ?
Conjectures débiles. Dario, roi du système D, le système Dario, ne se serait pas fourvoyé dans un aussi mauvais coup. Il y a quelque chose de pourri autour de ce terrain, et pas seulement son raisin. De pourri ou de doré. Mon père me manque déjà. Lui seul aurait pu me parler de ce lopin de terre où il emmenait ses dindons. Il aurait pu me raconter l'histoire de cette terre, de ce pinard, réunir des anecdotes parmi lesquelles j'aurais pu puiser une idée, un indice. Dans tous les villages il y a des querelles ancestrales entre clans bardés de fusils qui se disputent une concession pour l'éternité, mais quel rapport pourrait-il y avoir avec un Franco-Italien mal embouché qui a autant l'air d'un propriétaire terrien que Frank Sinatra d'un bedeau en retard pour l'angélus.
Je me suis assis à mon bureau pour lire et étudier les documents, et j'ai même sorti le dictionnaire Garzanti, au cas où.
D'abord les noms des ex-propriétaires.
Giuseppe Parini, Trenton, New Jersey, U.S.A. Un hectare Nord-Nord-Est, cédé pour neuf millions cinq cent mille lires.
Disons cinquante mille francs, autrement dit, un cadeau.
Mario Mangini, Sant'Angelo, Lazio, Italie. Un hectare. Sud. Dix-huit millions de lires.
L'Italien a demandé presque le double. Logique. Mais pas exorbitant. Avec les deux hectares de la vieille Trengoni concédés gracieusement, ça nous fait une vigne honorable de quatre hectares obtenue pour une bouchée de pain. On fait mention d'une cave, d'une grange et d'une remise à outils. Le tout généreusement offert par une dame amoureuse qui n'a pas hésité à puiser en douce dans l'escarcelle maritale.
Brusquement, toute cette mascarade m'a énervé, comme si je sentais Dario me manipuler d'outre-tombe, et d'un geste du bras j'ai tout envoyé balader à terre. Ma maquette a failli tomber avec. J'ai allumé toutes les lumières de mon studio. La chaleur de ce début juillet m'a chauffé les joues.
Tout à coup j'ai perçu un bruit sourd et en même temps j'ai senti la brûlure dans mon cou, et je n'ai pas compris tout de suite.
Je me suis baissé, la tête sous la table, à genoux, surpris. J'ai porté une main à ma nuque, et mes doigts ont glissé, visqueux, jusqu'à mon épaule. Je me suis mis à plat ventre sans savoir pourquoi, comme un mort qui ploie déjà, quand en fait je me suis senti à peine secoué. Intrigué, hors d'atteinte, là, sous ma chaise, j'ai cherché à comprendre, la main crispée autour de mon cou. Deux, trois images m'ont traversé l'esprit en une fraction de seconde, des frelons d'été qui sifflent juste avant de piquer, un coup de rasoir chaud et invisible, une plaie mal cicatrisée qui suinte sans qu'on le sache. Prostré, incrédule, j'ai d'abord cherché le silence parfait, j'ai tourné la tête vers la fenêtre béante et n'y ai trouvé que des étoiles éparses et, bien en dessous, un halo de lumière orangée parvenant de l'immeuble en vis-à-vis. Un bruit diffus, de vagues tintements, des voix qui s'entrecroisent et peut-être, en fond, un peu de musique volatile. En rampant jusque dans la salle de bains j'ai vu le sillon de gouttelettes que mon cou laissait à terre et enfin, comme un retour au réel, j'ai pris peur. La peur de me vider par litres, d'être submergé en un clin d'œil par un flot de sang, on imagine vite un torrent, et puis, plus grand-chose. J'ai lutté pour ne pas m'évanouir avant d'avoir bouché le trou, avec une serviette d'abord, et ensuite, après avoir renversé toutes les étagères, une longue bande de coton qui s'est résorbée trop vite au contact de mon précieux sang. J'ai attendu longtemps avant de me regarder dans le miroir, avec l'intime conviction que la source ne se tarirait jamais. Qu'est-ce qu'on peut bien avoir comme veine dans la nuque pour pisser autant, j'ai pensé. Et ça s'est calmé. Sans oser ôter le coton j'ai senti que le jet avait bien diminué, que j'avais encore assez de jus en moi pour rester conscient. La bouteille d'alcool à 90o en main, j'ai hésité longtemps avant de la vider par à-coups désordonnés en direction de l'écorchure. Les cris de martyr que j'ai poussés à ce moment-là n'ont rien rattrapé à toute la stupidité de ce geste.