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Sur la terrasse d'en face, une fin de cocktail, un couple de noceurs regardent les étoiles et rient encore un peu. Un serveur éteint les lumières et débarrasse les derniers verres. Quatre étages plus bas, une cohorte de joyeux drilles poussent quelques éclats de voix avant de s'éparpiller autour des voitures. Le tout ressemble à la fête de fin d'année d'une boîte d'informatique, avec speech optimiste du P.-D.G. et plaisanteries autorisées des subordonnés un peu saouls. En maintenant la serviette roulée en écharpe autour du cou, j'ai cherché aux alentours de la chaise où j'étais assis dix minutes plus tôt. La balle qui m'a râpé la nuque s'est fichée dans le tissu du mur. J'ai trouvé un second impact dans un montant en bois de la bibliothèque. Pour l'instant je n'en vois pas d'autre et ça correspond aux bruits que j'ai entendus. Pas de détonation. Une pleine ligne de mire de la terrasse. Sans avoir la moindre notion de balistique je peux imaginer que les balles ont été tirées de là-bas, chez les fêtards.
J'ai dévalé les escaliers avec la sale impression que l'hémorragie allait reprendre. Adossés à la voiture de ma frangine j'ai vu deux oiseaux de nuit s'embrasser avec fièvre. La fille a eu peur quand elle a vu mon visage bouffi de sueur, enveloppé dans la serviette sanguinolente, et je n'ai pas eu besoin de les prier de se pousser. En brûlant quelques feux j'ai rejoint le quinzième arrondissement et me suis engagé dans la rue de la Convention en conduisant comme un damné. J'ai évité de déglutir, tousser, ou simplement bouger la tête, persuadé que la plaie n'attendait qu'une secousse pour se rouvrir. Là-bas, j'ai réveillé une copine infirmière qui ne m'a pas posé trop de questions sur l'origine de la plaie. Vu mon état, elle m'a d'abord fait avaler un cachet sans me dire qu'il s'agissait d'un Tranxène. Elle a refait un pansement en me jurant que les points de suture étaient inutiles. Sur le chemin du retour j'ai conduit harnaché dans ma ceinture, sans dépasser le 45. Comme si j'avais enfin réalisé que j'étais encore vivant. Je me suis garé devant l'entrée de l'immeuble en face de chez moi, j'ai monté les escaliers jusqu'aux Salons Laroche sans attendre l'ascenseur. Les trois derniers serveurs ont tenté de m'empêcher d'accéder au balcon.
— Qu'est-ce que ça peut vous foutre, votre soirée à la con est finie, non ? Et vous laissez entrer n'importe qui, ici, non ? Il suffit de passer en bas et voir de la lumière, et on entre comme on veut. N'importe qui peut le faire, je suis prêt à parier. Je vous le dis, un jour ou l'autre, vous laisserez entrer un tueur !
Médusés, ils n'ont pas cherché à s'interposer longtemps. Du haut de la terrasse, j'ai pu voir mon bureau encore éclairé et une bonne partie de la chambre. J'ai même cru pouvoir sauter pour la rejoindre. Deux minutes plus tard je me suis écroulé dans mon lit après avoir tiré les stores.
Pas la peine d'aller chercher trop loin, cette vigne est maudite. Dario ne lui a pas résisté longtemps, et moi, j'ai failli en crever deux heures après qu'on me l'a léguée. Quiconque entre en possession de ces arpents est voué à une mort inéluctable. D'un certain point de vue, ça ne fait que renforcer mes doutes sur la soi-disant vocation agricole de Dario. L'enjeu est beaucoup plus fort que veut bien le penser Mme Raphaëlle, et Dario avait flairé quelque chose de juteux autour de ce lopin, sinon il n'aurait pas fait la pute pour l'acquérir avec autant d'urgence. L'urgence, pour moi, c'est de m'en défaire le plus vite possible. Ce salaud de Dario ne m'a pas laissé le mode d'emploi. Il savait déjà qu'il y avait un piège. Merci du cadeau. Je ne crèverai pas à cause de ça. Quelqu'un me cherche. C'est sans doute celui qui a tué Dario. Il peut être n'importe où, dehors, au coin de la rue. Il peut m'attendre en bas de chez moi. Il est peut-être encore là. Et le pire c'est que, pour l'instant, le temps de débrouiller ce sac de nœuds, je vais devoir quitter Paris.
Porte de Choisy. En passant la ceinture du périphérique, j'ai senti que je m'enfonçais dans un bloc de tristesse et d'ennui. J'aurais aimé fermer les yeux pour éviter de voir se dérouler ces six kilomètres de ruban en perpétuelle ondulation qui me séparaient de la rue Anselme-Rondenay.
Tu fais de la peine, banlieue. Tu n'as rien pour toi. Tes yeux regardent Paris et ton cul la campagne. Tu ne seras jamais qu'un compromis. T'es comme le chiendent. Mais ce que je te reproche le plus, c'est que tu pues le travail. Tu ne connais que le matin et tu déclares le couvre-feu à la sortie des usines. On se repère à tes cheminées. Je n'ai jamais entendu personne te regretter. Tu n'as pas eu le temps de t'imaginer un bien-être. Tu n'es pas vieille mais tu n'as pas de patience, il t'en faut toujours plus, et plus gros, t'as toute la place qu'il faut pour les maxi et les super. La seule chose qui bouge, chez toi, c'est la folie des architectes. Ce sont eux qui me font vivre, avec toutes ces maquettes qu'ils te destinent. Ta mosaïque infernale. Ils se régalent, chez toi, c'est la bacchanale, l'orgie, le ténia. Ils se goinfrent d'espace, une cité futuriste ici, tout près de la Z.U.P., à côté d'un gymnase bariolé, entre un petit quartier plutôt quelconque des années cinquante qui attend l'expropriation, et un centre commercial qui a changé de nom vingt fois. Si d'aventure un embranchement sauvage d'autoroute n'est pas venu surplomber le tout. T'as raison de te foutre de l'harmonie parce que tu n'en as jamais eu et que tu n'en auras jamais. Alors laisse-les faire, tous ces avant-gardistes, tous ces illuminés du parpaing, ils te donnent l'impression de renaître, quand, en fait, tu ne mourras jamais. T'iras chercher plus loin, tu boufferas un peu plus autour, mais tu ne crèveras pas. C'est ça, ta seule réalité. Il est impossible de te défigurer, tu n'as jamais eu de visage.
J'ai surpris ma mère en train de chantonner pendant qu'elle préparait la carbonara. Nous avons déjeuné en tête à tête, sans télé ni sauce tomate, sans vin, et presque sans paroles. Ma mère aurait pu faire une grande carrière de célibataire. Ça m'a fait plaisir de la voir comme ça, loin de tout, goûtant au plaisir de la solitude, sans se douter une seconde de ce que je vivais.
— Pourquoi t'as le pansement dans le cou… ?
— Une espèce de torticolis. Comment tu dis torticolis, en italien ?
— Torticollo. Ton père nous envoie des cartes postales.
Une vue aérienne de Perros-Guirec. Une autre montrant la cure thermale. Les mêmes que l'année dernière. Il ne dit rien, ou presque. Il a l'air content.