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J'ai embrayé vite fait en lui posant des questions sur la façon d'occuper tout le temps dont elle dispose depuis le départ de son conjoint. Elle va visiter la mère Trengoni, elle reste de longues minutes sans parler, puis elle essaie de lui faire prendre l'air mais n'y réussit pas toujours. Les flics ne se sont plus manifestés, les commères du quartier ont déjà cessé de dégoiser sur la mort de Dario, tout semble reprendre son cours normal.

— Rajoute du parmesan, Antonio. Ça va bien avec la carbonara.

Elle ferait tout pour éviter de se coltiner une sauce tomate. Dès que son mari est parti elle en profite pour changer l'ordinaire, comme aujourd'hui. Œuf, parmesan, lardons, le tout mélangé aux spaghettis. Rapide et succulent.

— Tu sais pourquoi ça s'appelle la carbonara ? je demande.

— Parce qu'il faut toujours rajouter du poivre en dernière minute, et le noir sur le blanc, ça donne ce côté « à la charbonnière ». Même les lardons frits, ça ressemble à du charbon.

Elle sourit. Je crois qu'elle a tort mais je ne veux pas la détromper. En fait, cela vient des Carbonari qui formaient leur société secrète dans les bois. En bons conspirateurs, ils ont inventé cette recette express afin de ne pas s'éterniser pendant leurs réunions. Mais elle n'a pas la moindre idée de ce qu'est un secret ou une conspiration.

En jetant un coup d'œil sur la pendule, elle a dit que le téléphone allait sonner et ça n'a pas loupé, elle a décroché sans la moindre précipitation. À l'autre bout, le vieux ne devait pas se douter que je tenais l'écouteur. Il semble avoir retrouvé une sérénité perdue. En fait, après quarante ans de mariage, il éprouve autant de bonheur que ma mère à vivre un peu en solo avec des copains. Je lui ai demandé, au passage, s'il connaissait le vin de Sant'Angelo.

— Pourquoi, t'en as bu, fils ? Dès que je suis loin faut que tu fasses des conneries…

Il a éclaté de rire, je me suis forcé à badiner un peu, et j'ai raccroché.

Pendant quatre ou cinq jours j'ai arpenté le quartier à la recherche de petites choses, des impressions, des renseignements, des souvenirs. J'ai fait le tour de tous les anciens copains, des fils de Sora et Sant'Angelo, j'ai discuté le coup avec les parents, parfois même les rares grands-parents. Certains m'ont parlé de la vigne, et de la légende de Sant'Angelo qu'on se raconte au fil des générations. Sora est un bled qui se distingue par trois points : primo, des souliers folkloriques fabriqués à base de pneus de camion et lacés comme des spartiates. Secundo, une apparition fin XVIIIe d'un saint, devenu le protecteur de la vigne. Tertio, la plus forte émigration, dès 45, de tous les hommes valides revenus de la guerre. Mon père faisait partie de ceux-là, comme presque tous les autres installés à Vitry. La famille Cuzzo m'a renseigné sur leur cousin américain, Giuseppe Parmi, qui détenait un hectare de la vigne. Rien à dire, hormis qu'il a totalement oublié l'Europe et qu'il se contrefout de ce qui s'y passe. Il est propriétaire de deux ou trois usines et d'une chaîne de fast-food, et il a déjà fort à faire avec les Italiens de là-bas. Ça veut tout dire. J'ai préféré ne pas insister. La mère Trengoni m'a laissé entrer dans la chambre de Dario, où je n'ai rien trouvé, hormis une photo un peu floue de Mme Raphaëlle, bien cachée dans une pochette de quarante-cinq tours.

J'ai croisé Osvaldo qui posait les premières briques de son palais, son édifice, son xanadu. Un pavillon bien à lui. Nous avons discuté un moment. Il mettait du cœur à l'ouvrage. Entièrement seul. Tout juste aidé par le regard de son gosse d'à peine trois ans. Qui attend la casa, lui aussi. J'espère seulement qu'Osvaldo se construira une petite place bien à lui, entre la cuisine, le salon et les chambres d'enfants. Parce que entre le culte de la mère et celui de l'enfant, les pères italiens ont un peu tendance à s'oublier, malgré leur grosse voix. Je n'ai su que lui souhaiter bon courage.

J'ai dormi dans la maison parentale, et ça m'a gêné de retrouver un vieux lit, une vieille chambre, une vieille lampe de chevet, et cette vieille télé qu'on ne m'a jamais interdit de regarder. Une chose est sûre, celui qui m'en voulait l'autre nuit ne m'a pas suivi jusqu'ici. À croire que même les tueurs craignent la banlieue. Je commence à comprendre ce que Dario voulait dire par Ma rue est longue. Il parlait sans doute de la diaspora italienne qui s'est réfugiée partout où l'on pouvait faire tenir un toit. Rien que dans la rue Anselme-Rondenay j'ai recensé des connections directes avec trois continents. Il suffit de discuter avec un gars qui a un frère dont le meilleur ami s'est installé là où on pourra s'échouer un jour, si l'envie nous prend. Dario le savait. Il aurait pu élever des bœufs dans un ranch en Australie, ou même repeindre les murs de Buenos Aires ou bien vendre des fromages à Londres, travailler la mine en Lorraine ou encore fonder sa petite entreprise de nettoyage à Chicago. En attendant mieux, il a préféré faire le gigolo à Paris. Mieux. Mais quoi ? Désormais, je sais que c'est à moi d'y répondre.

Ma décision est prise depuis longtemps, déjà. Il faut que je sache ce qu'il a vu dans ce lopin de terre. C'est sans doute le tribut à payer si je veux me sentir libre un jour. Si je veux comprendre ce que mon père cachera toujours. C'est mon compte à régler avec la terre natale. Mes maquettes peuvent attendre encore un mois. On m'a déjà obligé à fuir Paris. Demain je fuirai la France.

Mais je saurai.

Avant de partir j'ai demandé à ma mère si cela lui ferait plaisir si je retournais à Sora.

— Pour vivre ? elle a demandé, surprise.

— Oui.

Elle s'est tue un long moment, désemparée après une question aussi inattendue. J'ai même cru qu'elle allait s'énerver.

— Pour quoi faire… ? On est ici, maintenant… Y'a plus personne à nous, là-bas… T'es français. Tu vas pas tout recommencer ce bordel avec le voyage et chercher la maison, et faire les papiers, et chercher la fiancée là-bas, et le travail, et t'accorder avec les voisins, tout… Même la langue que tu parles, ils la comprendront pas. Reste ici, va. Moi je veux pas y aller, même pour des vacances.

Le lendemain matin, je l'ai laissée à son insouciance.

* * *

Le Palatino. Départ à 18 h 06. Le plus célèbre des Paris-Rome. Une véritable institution pour les ritals, tous ceux qui ont élu domicile autour de la gare de Lyon. Ils en parlent comme d'un vieux cheval usé mais qui ramène toujours à bon port. Pour moi, la dernière fois remonte à mes onze ou douze ans, j'avais trouvé l'aller terriblement long, et le retour plus encore.

– À quelle heure on arrive à Rome ? je demande.

Le jeune gars en blazer bleu, un petit brun un peu mal fagoté, toujours de mauvaise humeur, avec un badge wagons-lits au revers, me lance le regard exaspéré de celui qui répète deux mille fois la même chose.

– À 10 h 06, si les Italiens ne prennent pas de retard.

– Ça arrive ?

Là, il ricane, sans répondre.

– Ça doit être marrant de travailler dans les trains de nuit, non ? je demande.

— Quand vous en serez à quatre fois le tour de la terre sur rails on en reparlera, hein ?

Il sort du compartiment en haussant les épaules.

Nous sommes cinq, un couple d'Italiens qui rentre de voyage de noces, un couple de Français qui part en vacances pour la première fois à Rome. Et moi. Mes compagnons de route sont charmants, les deux couples se comprennent par gestes et sourires, avec quelques tentatives de phrases que la partie adverse parvient toujours à comprendre. Parfois il y a le mot sur lequel on bute, mais ça, pas question de le leur donner, ça me priverait d'un peu de rigolade. De temps en temps je m'assoupis, bercé par le train, j'oublie que j'ai quitté le pays et la ville que j'aime. Pour un temps indéfini. Je me persuade que ce n'est pas grand-chose, trois fois rien en comparaison de ce qu'ont vécu mon grand-père et mon père. L'exil est une sale manie de l'Italien. Je ne vois pas pourquoi j'échapperais à la règle. Des souvenirs d'enfance me reviennent en mémoire. La mémoire de tous les départs que je n'ai pas vécus. La voix du paternel remonte en moi, comme les soirs où, d'aventure, il avait envie de causer de lui.