... Partir… ? Avant même que je naisse, mon père partait en Amérique pour ramener des dollars. Ensuite c'était mes frères. Quand c'était mon tour, l'année 39 est arrivée, et je suis parti quand même, mais pas pour faire fortune, juste pour apprendre comment on tenait un fusil sous les drapeaux. À Bergame, dans le Nord, et ça parlait tous les dialectes. Heureusement que j'ai retrouvé un gars de ma région pour parler en cachette, parce que le patois était interdit. On est devenus des Compari, et c'était un mot qui voulait dire quelque chose, comme une promesse d'amitié. Et le soir, on traînait dans la ville haute, le Compare et moi, et on regardait les troupes fascistes se foutre sur la gueule avec les Alpins, ceux avec la plume au chapeau. C'était les seuls à tenir tête aux gars de Mussolini. Pour les chemises noires tout était gratuit, ils entraient dans un cinéma ou dans un bar et ils disaient : C'est le Duce qui paie ! C'est peut-être la première raison qui m'a fait détester ces salauds-là tout de suite… Et c'était rien comparé à la guerre, la vraie. En 41 on m'a même pas laissé le temps de rentrer voir ma fiancée. Ils nous ont envoyés, le Compare et moi… Tu devineras jamais où… Un pays qu'on savait même pas que ça existait… C'est là que j'ai vraiment compris ce que c'était que partir…
On me secoue par l'épaule. 10 h 34. Roma Termini. Avant même de descendre du train je ressens quelque chose, je ne sais pas encore quoi, une chaleur d'été, une odeur bizarre, une odeur de chaleur d'été, une lumière bien blanche, je ne sais pas. La cohue sur le quai. Je regarde tous ces bras qui se croisent du haut du marchepied, la rampe est presque brûlante, le soleil fait briller la coque verte du train d'en face. Je remonte le quai. Au loin, le hall est presque gris, caché à l'ombre de la marquise. Il ressemble à un aquarium parfaitement rectangulaire, énorme, un peu sale, il bourdonne et fourmille de touristes agités, lourds et transpirant déjà. C'est encore la zone franche, interlope et bordélique. Après avoir changé quelques billets je me décide à sortir de l'aquarium. À gauche et à droite, deux voûtes de lumière, je ne sais pas laquelle choisir pour, enfin, entrer dans ce pays.
J'ai pris la sortie de gauche, la plus proche, celle qui mène au terminus des cars, Via dei Mille. Je reste un instant immobile au seuil de la gare sans oser traverser la rue. Rome est déjà sur le trottoir d'en face, je la reconnais sans l'avoir vraiment connue. Des murs à l'ocre vieilli, le sillon du tramway, un Caffè Trombetta où deux vieux sont assis, les pieds dans la lumière et la tête cherchant l'ombre du store, des petites autos nerveuses qui se croisent dans le tutoiement des klaxons. Pour rejoindre les cars je passe par la Via Principe Amadeo et, curieux de tout, je scrute la moindre échoppe pour savoir si tout ça ressemble au vague souvenir qu'il me reste. Un barbier sans client, renversé dans un fauteuil en position shampooing, lit le journal dans la pénombre. Je croise deux bohémiennes, deux zingare, qui tendent la main vers moi. Sous l'enseigne Pizza & Pollo il y a des ouvriers qui mangent des cuisses de poulet tout en s'engueulant dans un dialecte pas trop éloigné de celui de mes parents, mais je passe trop vite pour comprendre le litige. Je traverse la rue, côté soleil. Une enfilade de cars se profile au loin, le mien part vers onze heures, j'ai encore un peu de temps. Des familles bardées de valises et d'enfants sont agglutinées autour du piquet de départ vers Sora. « Dieci minuti ! Dieci minuti, non c'è furia ! Non c'è furia ! » crie le chauffeur à la meute qui cherche à s'engouffrer par tous les moyens dans son véhicule. En face du terminal je repère un autre barbier tout aussi inoccupé que le premier. Je passe la main sur ma barbe naissante.
Il lève le nez vers moi. C'est le moment de savoir si je peux donner le change et éviter de passer pour un touriste. Son italien est cristallin. Pas un soupçon d'accent.
— Pour la barbe ou pour les cheveux, signore ?
— La barbe.
– À quelle heure il part votre car ?
— Dix minutes.
— C'est bon.
A priori je me suis assez bien tiré de ces premiers mots prononcés sur le territoire transalpin, avec un peu de chance il n'a même pas dû sentir que j'étais français. Il me passe une serviette chaude sur le visage, affûte son coupe-chou, me badigeonne le visage de mousse. La lame crisse sur ma joue. C'est la première fois qu'on me rase. C'est agréable. Sauf quand il descend jusqu'à la pomme d'Adam. C'est chaud, c'est précis.
Un souffle de vent nous a envahis d'un coup, un courant d'air a fait claquer la porte, un bloc de revues posées sur un rebord du bac est tombé à terre. La lame n'a pas dévié d'un millimètre.
Flegmatique, immobile, il s'est contenté de dire :
— Per bacco… Che vento impetuoso !
« Par Bacchus, quel vent impétueux. » Dans ce pays, je n'ai pas fini d'en entendre.
Deux minutes plus tard j'ai la gueule plus lisse que du verre. Le barbier me sourit et me demande, à la dérobée :
— Vous êtes de Paris ou de L'Haÿ-les-Roses ?
En masquant un peu, j'ai répondu Paris. Il a sûre ment un vague cousin, dans la seconde.
Je paie, honteux d'avoir été découvert. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici, mais il aurait mieux valu qu'on me prenne pour un vrai natif. Avant de sortir de la boutique, le barbier me gratifie d'un « au révouare méssiheu », histoire de dire qu'il a voyagé, lui aussi. Dehors, la meute a disparu autour du piquet et les vitres du car s'embuent. Il reste un strapontin près du chauffeur. Il démarre et, ruisselant de sueur, jette une œillade vers moi en disant :
— « Attenzion, nous passar davant le Coliséo ! »
Effectivement. Et après le Colisée, la campagne. Le vieux bahut a traversé des bleds et des bleds, déchargeant peu à peu tous ceux qui avaient pris le même Palatino que moi, pour prendre des paysans, des femmes avec d'énormes paniers, des gosses rentrant de l'école. Le tout plongé dans une joyeuse cacophonie de bavardages, chacun changeant de place pour faire le tour des connaissances, comme si tout le village se retrouvait là, dans ce car. Une femme, juste derrière moi, riait aux éclats en racontant quelque anecdote de basse-cour qui a mobilisé l'attention quasi générale durant les dix derniers kilomètres. J'ai ri aussi, sans comprendre vraiment, et je me suis mis à imaginer ce qui se serait passé si mon père n'avait pas pris la décision de quitter la région. Ma mère aurait pu être cette femme au cou cuivré, au geste débordant et au rire contagieux. Et moi j'aurais pu être ce jeune gars en maillot de corps jaunâtre qui lit Il Corriere dello Sport en faisant tournoyer un cure-dents dans sa bouche sans prêter la moindre attention au bordel ambiant. Pourquoi pas, après tout. En ce moment même, mon père serait dans sa forêt en train de surveiller le travail des jeunes, en attendant son plat de macaronis. En revanche je ne m'imagine pas une seconde porter des débardeurs en laine, je n'aime pas le football et j'ai toujours trouvé les cure-dents vulgaires.
Je suis descendu au terminus, à Sora. Sant'Angelo est un petit hameau qui dépend d'elle, situé trois kilomètres au nord. Le seul souvenir que j'ai de Sora, c'est un fleuve qui s'appelle le Liri, quatre ponts pour le traverser, et trois cinémas qui, à l'époque, changeaient de film chaque jour. Pour moins d'habitants que de fauteuils disponibles. On pouvait fumer au balcon, mais en revanche un panneau interdisait formellement de manger de la pizza. Une des salles ressemblait au grand Rex, une autre s'était spécialisée dans les péplums série B et la petite dernière dans le porno et l'horreur. Je me souviens d'une séance de La nièce n'a pas froid aux yeux où le projectionniste s'était fait lyncher par un public hystérique à cause d'une panne de lumière au moment où la nièce en question allait faire preuve de courage face à un grand gaillard qui lui donne à choisir entre sa queue et sa hache. On n'a jamais connu la suite. En rentrant en France je n'avais plus de mots pour expliquer à mes camarades ce dont la race humaine était capable sur grand écran. Seul Dario parvenait à corroborer mes dires. Le cinéma faisait partie de la vie du petit provincial, du paysan même, du quotidien. Aujourd'hui je ne vois plus que des antennes paraboliques sur les toits, les trois salles ont disparu, la plus grande est devenue un magasin de motoculteurs, et je me demande comment les mômes du coin font désormais pour goûter aux images interdites. Il fait déjà trop chaud. Mon sac pèse des tonnes. Je suis habillé comme à Paris, et on me croise comme un touriste, sans comprendre ce qui cloche. C'est écrit sur ma gueule. Je le lis sur celle des autres. La ville est plus agréable que dans mon souvenir. Plus de variété dans les couleurs des murs, dans l'architecture, dans l'agencement des échoppes. Je ne m'étais pas rendu compte de tout ça étant môme. Les mômes ne remarquent jamais rien, hormis les marchands de glaces et les cinémas. Je transpire. J'ai faim. Je sens un parfum de farine chaude devant une pizzeria. Tout à côté, une odeur de saumure. Des montagnes d'olives jaunes. Et sur Piazza Santa Restituta, le vendeur de pastèques décharge son camion en faisant rouler ses fruits sur une large planche. Un peu paumé, incapable de prendre une décision, manger, boire, dormir ou repartir aussi sec d'où je viens, je m'assois près d'une pièce d'eau, entièrement seul. Personne n'ose encore affronter le soleil.