Pensione Quadrini. On m'a dit que j'y trouverais de quoi loger. Une porte cochère qui ouvre sur un minuscule patio où sont garés des vélos rouillés et une mobylette. Au bout d'un petit escalier sombre on aboutit direct dans une cuisine où une jeune femme est en train de faire frire des fleurs de courgettes dans une poêle tout en regardant la télé. Elle s'essuie les mains à son tablier et, surprise, me demande ce que je veux. Comme si j'étais là pour manger des beignets de fleur. Une chambre ? Ah oui, une chambre ! J'en ai quatre… J'en ai quatre ! Voilà tout ce que je réussis à comprendre. Malgré cet enthousiasme, je sens qu'elle n'est pas à l'aise, elle rougit et évite de me regarder de face, l'odeur de friture nous envahit, elle n'a pas l'habitude du touriste. On se demande qui elle peut bien héberger en plein mois d'août. Tout se passe assez vite, en fait. Même pas le temps de discuter. J'ai l'impression qu'elle veut précipiter le mouvement. Pour un peu je rebrousserais chemin. Pas envie de troubler la tranquillité de quelqu'un dès mon arrivée. Je la suis dans une petite chambre rudimentaire mais propre, avec un missel sur la table de nuit et une image pieuse au-dessus du lit. Mlle Quadrini pose une serviette près du lavabo et parle d'eau chaude, elle en manque à certaines heures de la journée, puis elle fouille dans une poche de son tablier pour me tendre une clé, au cas où je rentrerais après onze heures du soir. Je pensais qu'elle allait me parler des tarifs et de la durée de mon séjour mais, toujours aussi inquiète, elle est retournée dans la cuisine pour continuer sa friture.
Dans quelle étrange contrée suis-je tombé ? Les vrais ritals sont-ils si différents de nous autres, les renégats ?
Le lit craque autant que toute ma carcasse encore engourdie après une nuit de couchette. Personne ne sait que je suis dans ce bled. Moi-même je n'en suis pas si sûr. Il va falloir que je m'habitue à tout ça si je veux comprendre quelque chose.
Les actes de propriété sont étalés par terre, et je les étudie pour la centième fois. L'extrait du cadastre, le plan du géomètre, et mon nom, mon nom, et encore mon nom. C'est à cause de ces trois papiers que Dario est mort et que je suis passé tout près du cimetière du Progrès. J'ai la photocopie mentale de mes terres depuis plusieurs jours, et maintenant qu'elles sont si proches, à un jet de pierre, j'ai encore un mouvement de recul chaque fois que je pense avoir réuni le courage suffisant pour m'y rendre. Les mille cinq cents bornes entre Rome et Paris ne sont rien en comparaison de ça. L'orée de mes terres. Mes terres. Parfois il m'arrive de les accepter, de me les approprier, de faire comme s'il y avait de la fierté là-dedans. Quand je n'éprouve que peur et dédain.
Les réflexes méditerranéens reviennent vite. Après une courte sieste, je suis sorti vers six heures du soir, au meilleur moment de la journée. C'est l'heure où l'on ose faire un pas dehors, où l'on a envie de se mêler aux autres, de discuter en place publique, en terrasse, un verre de rouge bien frais à la main. On supporte le tissu d'une chemise, on n'hésite plus à bouger, on flâne. J'ai bu un café juste devant la pièce d'eau où toute la jeune génération est agglutinée. Les filles assises sur des rambardes se font chahuter par des garçons en mobylettes. Les hommes mangent des glaces. Tout cela n'est pas si différent de ce que j'ai connu étant gosse. Je me sens moins intrus qu'à mon arrivée.
Pris d'une impulsion subite, je me suis mis à marcher sur le bas-côté de la route qui mène à Sant'Angelo. J'en ai eu brutalement envie, comme si le courage m'était revenu et que tout allait s'éclaircir, enfin. Sur la route j'ai encore fait le tour des suppositions en ce qui concerne le terrain. Mais il y en a plus de cent. Plus de mille.
Sous ce terrain, il y a quelque chose de caché, d'enfoui, un trésor, des milliards, de l'or, des objets précieux, des lingots qui datent de la guerre, le saint Graal, les cadavres de trente personnes disparues, des preuves irréfutables sur la culpabilité de plein de gens, des choses qu'il ne vaudrait mieux pas déterrer. Voilà pourquoi j'ai failli me faire plomber.
Mais s'il y avait vraiment quelque chose dans cette terre, pourquoi ne pas avoir fait une simple expédition nocturne, avec des pelles et des pioches, et le tour était joué. À moins que ça ne soit trop gros pour être déterré discrètement. Tout est possible. Et s'il y a vraiment quelque chose, ce quelque chose m'appartient de plein droit. Je suis peut-être milliardaire sans le savoir. Et qu'est-ce que ça peut bien me foutre si ça doit me coûter une balle de neuf millimètres dans la tête ?
Encore quelques mètres. L'extrait de cadastre en main, je quitte la route et m'enfonce dans une toute petite forêt. Il fait doux, je flaire des odeurs que je ne connaissais pas, je contourne des buissons aux baies étranges. Mon cœur se met à battre. Entre deux chênes je vois, au loin, une espèce de clairière qui pourrait bien m'appartenir. Le soleil est encore bien haut. Je n'ai pas rencontré âme qui vive depuis une bonne demi-heure.
C'est bien elle.
Ordonnée. Modeste. Pas interminable, non, je peux en voir les limites et les contours en bougeant à peine la tête. Elle s'arrête au pied d'une colline. Les piquets bien droits, les grappes apparentes, encore vertes. Une sorte de vieille grange, pas loin. Et bien sûr, pas la moindre grille pour emprisonner tout ça. Qui s'en fout, après tout, de ces quatre hectares à découvert, qu'on peut entourer d'un seul regard, qu'on peut boucler d'une courte promenade ? On la remarque à peine si l'on n'est pas venu expressément pour elle. Elle est encerclée par un champ de blé beaucoup plus vaste, lui. Combien faut-il d'hommes pour s'en occuper ? Deux, trois, pas plus, et pas tous les jours. Trois jours par-ci, dix jours par-là. Pas plus. Je m'approche de la grange en faisant attention à ne pas marcher dans la terre, comme si je craignais plus pour elle que pour mes chaussures. La grange n'est même pas fermée. Elle abrite le matériel de pressage et quelques fûts, manifestement vides. Ce vin est-il aussi terrible qu'on le dit ? Comment peut-on faire du mauvais vin avec un paysage et un soleil pareils ? Et pourquoi personne n'a jamais essayé de l'améliorer, d'en faire quelque chose de buvable ? Parce qu'il paraît qu'avec un peu de bonne volonté, un peu d'enthousiasme, un peu de science et un peu d'argent, on peut transformer le vinaigre en quelque chose de correct. J'ai l'impression d'être un intrus que les paysans vont bientôt chasser à coups de fusil et livrer aux carabiniers. Quand, en fait, je suis bel et bien chez moi, et j'ai tous les papiers pour le prouver. En entrant dans la grange, je découvre au beau milieu d'un monceau de paille, une barrique bouchée qui pue la vinasse et semble pleine à craquer. Je ne sais pas comment m'y prendre pour en tirer une simple gorgée sans en répandre des litres au sol. Une louche à proximité, un marteau, une large pierre plate. Il faudrait que je mette le fût à la verticale, mais il doit peser un bon quintal.