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Au moment où je me suis approché du tonneau j'ai entendu un râle d'outre-tombe.

Un cri qui a résonné partout, et j'ai eu peur, j'ai rampé comme un rat en retournant sur mes pas. Le cri a repris une fois ou deux pour se transformer en grognements rauques. Quelque chose d'à peine humain. Mais j'ai pu y reconnaître un mot ou deux.

— Chi è ! ! ! ! Chi è ? Chi è ?

Si ce quelque chose demande qui je suis, c'est qu'il n'est pas vraiment dangereux. Je suis revenu jusqu'à la barrique pour y découvrir une petite boule joufflue et ruisselante de vinasse, des lunettes noires, épaisses et bien rondes, un corps replet enseveli sous la paille. L'homme est vautré entre des bonbonnes vides. L'une d'elles est couchée près de lui, au quart pleine, à portée de sa bouche. Il la tétait au moment où je suis venu le déranger. Je cherche son regard mais ses drôles de lunettes noires ne laissent rien passer, il se redresse vaguement mais ne se lève pas. Il est hirsute et porte une barbe sale, une veste immonde, des godillots troués. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'il y avait des clodos ici. Il a fait une succession de gestes ratés, comme se dresser sur ses jambes, empoigner un objet perdu dans la paille, et surtout, regarder dans ma direction. J'ai compris qu'il était ivre mort, ses genoux ont heurté la chose enfouie et quelques couacs ont vibré pas loin. Il a éclaté de rire, a tâtonné à terre pour y débusquer ce truc qui couine. Un banjo. Après l'avoir posé sur ses genoux il a regardé vers moi, la bouche grande ouverte, heureux. Le sourire du ravi, riant vers le néant, effaré et triste. Mais j'ai eu l'étrange impression que ses yeux se trompaient de trois bons mètres dans leur ligne de mire.

— Je m'appelle Antonio Polsinelli.

— Jamais entendu ce nom-là, signore. Mais c'est pas grave ! C'est tant mieux ! Vous êtes de passage ?

— Oui.

— C'est tant mieux !

Il a gratouillé les cordes en guise d'introduction et a dit :

— Vous n'avez jamais entendu ça, je vais jouer un morceau que j'ai écrit moi-même, le morceau de toute ma vie, c'est une complainte, c'est une chose triste, ça s'appelle « J'ai acheté les couleurs ».

En secouant un peu la barrique il a bu quelques goulées en en renversant des litres entiers par terre, puis s'est mis à entonner sa chanson.

Le champ de blé est noir Le ciel du jour est noir, le ciel de nuit aussi Que c'est triste de voir tout en noir Le vent, le soleil et la pluie. Suis allé au marché pour trouver les couleurs Mais le marchand a dit « il faut de l'argent pour ça » ! L'argent c'est quelle couleur ? Même ça je le sais pas Un jour un homme est venu, il était noir aussi, Et il m'a dit bientôt, tu verras tout en or Avec tous ces deniers je voulais un arc-en-ciel J'attendais les millions, mais depuis il est mort Et pour me consoler j'ai joué de mon instrument Et les passants gentils m'ont donné quelques pièces Alors pour oublier, le noir et tout le reste Suis allé au marché pour acheter du vin rouge « Le rouge j'en ai plus, m'a dit le marchand T'as qu'à boire du blanc. Quelle différence ça fait Pour un aveugle comme toi, La couleur de la bouteille. »

Un coup de feu a retenti dans la grange et m'a arraché un nouveau cri de surprise.

L'aveugle s'est tu. À genoux. Raide. J'ai cru qu'il avait été touché.

Vers la porte, une silhouette plantée, le fusil encore en l'air. Nous sommes restés figés, stupides, l'aveugle et moi.

L'homme s'est approché lentement et, dans un accès de rage incroyable, a frappé l'aveugle dans les côtes avec la crosse de son fusil. Râles de douleur. Je n'ai pas fait un geste.

Peur de la violence, des coups de feu, de tout, de ce pays, de l'aveugle et de sa chanson, de cet homme frappant avec plaisir sur un handicapé prostré à terre.

Des insultes, des coups de pied. Je me suis haï de ne pas savoir arrêter ça.

Ensuite il a précipité l'aveugle hors de la grange et a jeté le banjo le plus loin possible. Il a brisé sur son genou une longue branche qui devait faire office de canne. Puis s'est retourné calmement vers moi.

— Il est le nouveau patron des terrains ?

Un italien châtié, un peu trop académique, un peu trop marqué. On aurait dit mon père dans un grand jour. Et cette troisième personne de politesse, déférente, un peu trop précieuse, qu'on utilise en général avec un interlocuteur plus âgé que soi pour marquer le respect. Un instant sans voix, j'ai baissé les bras sans savoir quoi répondre, sans savoir s'il s'adressait vraiment à moi ou à un autre, caché dans mon dos.

— L'aveugle n'est pas mauvais garçon, mais ça fait mille fois que je le chasse des vignes, il renverse toutes les barriques, et Giacomo, le vigneron, n'est pas là tous les jours pour surveiller.

— Il ne fallait pas le battre comme ça.

— Bah… Si je ne l'avais pas fait il revenait dans deux heures.

— Et alors ?

Il tique, énervé par ma réponse. Sans doute qu'un vrai « padrone », comme il dit, doit savoir se faire respecter. Puis il reprend son sourire insupportable.

— Il doit s'imposer tout de suite, sinon il n'aura que des problèmes. L'aveugle, il me connaît bien, allez… Le dimanche je lui donne mille lires, au marché… Si maintenant on écoute ce que raconte l'aveugle…

— Vous êtes qui ?

— Signor Mangini Mario, j'habite à côté. J'ai vendu un bout de terrain dont il est le patron, maintenant.

Il tend la main vers moi. Encore sous le choc, je tends la mienne.

— Il le connaissait bien, le mort, monsieur Polsinelli ?

— Vous êtes au courant de tout, non ? Même de mon nom.

Il s'est lancé dans un petit topo explicatif, pas vraiment surprenant. Dario avait fait le voyage de Paris pour venir lui acheter cash un lopin dont il n'avait plus besoin. Sans discuter trop longtemps du prix, ils sont allés chez le notaire. C'est ce même notaire qui a été prévenu par téléphone, sans doute par Mme Raphaëlle, que l'acte de propriété allait changer de nom, suite au décès, et la nouvelle s'est répandue chez les gens concernés par le terrain. Mangini a terminé son speech en disant qu'un jour ou l'autre il finirait bien par voir apparaître « le nouveau patron ».