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— Vous vivez seule, ici ?

La réponse était toute prête. J'ai même eu l'impression d'avoir tardé à la poser.

— Oui, mes parents ne sont plus là. J'ai gardé la pension, mais je fais d'autres choses pour vivre. De la couture, beaucoup. Mais aussi de la cuisine et du ménage pour des vieilles personnes en ville.

Elle doit surtout mourir d'ennui, seule, à longueur d'années. Malgré ses vingt-sept chaînes. Quand le feuilleton est terminé, elle zappe. La R.A.I. diffuse une espèce de show avec des girls largement découvertes. Ça m'a un peu gêné. Elle a baissé le son, et j'en ai profité.

— C'est du vin d'ici qu'on boit ?

— Pouah… avec le vin d'ici je fais la salade. Celui que vous buvez c'est du Barolo, mon père adorait ça, il m'a laissé pas mal de bouteilles. Ah si Sant'Angelo voyait ce qu'on fait de sa vigne, il nous protégerait plus !

Elle éclate d'un rire un peu aigre. J'ai regardé l'étiquette de la bouteille. Un Barolo de 74.

— C'est quoi, l'histoire de Sant'Angelo ?

Sans cesser de regarder la myriade de filles en paillettes, elle se sert un autre verre et le brandit bien haut.

— Béni soit notre Saint Patron ! Sant'Angelo nous a visités, il y a des siècles, il est apparu à des bergers, et il a dit, c'est ici, sur ces terres, que vous tirerez le sang du Christ ! Voilà ce qu'il a dit ! J'ai jamais vu des jambes aussi longues, regardez-moi cette fille ! Ammazza… !

J'ai eu envie de lui dire qu'elle aussi a des jambes. Mais sans doute ne le sait-elle pas. Dans un flash de rétine je l'ai vue débarrassée de ses nippes, et l'ai rhabillée, recoiffée et maquillée comme une vraie petite Parisienne des rues. Une bombe d'épices qui ferait tourner la tête à toute la rive droite.

— Vous connaissez la petite chapelle qu'il y a au milieu de la vigne, du côté de Sant'Angelo… ?

— Bien sûr.

— Qu'est-ce qu'elle fait là ?

— Après l'apparition ils ont planté la vigne et ils ont construit la chapelle, parce que c'était la première fois qu'un saint venait jusque chez nous pour nous visiter. Ils ont fait sa statue, et un curé venait tous les dimanches pour faire la messe, pour pas plus de trente personnes. Ma grand-mère est née pas loin, Dieu ait son âme, et elle l'a connue ouverte. Un jour ils l'ont fermée, y avait plus assez de monde, ça remonte à presque cent ans en arrière. Moi je reste à Sora pour suivre l'office. J'accompagne mes vieux.

— Vous n'allez jamais à Rome ?

— Jamais. La messe de Pâques, je la regarde à la télé. Le pape on le voit tout près, et il nous fait l'urbi et orbi. Il a dit que c'était valable même quand on le regarde à la télé. Vous savez, je m'appelle Bianca. Dites, vous allez rester longtemps chez nous ?

— Je ne sais pas.

— Restez au moins jusqu'à la fête du Gonfalone, c'est le 12 août. Vous verrez, il y aura toute la région, tous les villages vont s'affronter, des milliers de gens !

Brusquement elle jette un œil sur la grosse pendule du salon, se lève et change de chaîne.

— On allait louper Dallas.

Une musique gluante nous coule dans les oreilles. Elle m'a déjà oublié.

Les bruits de la rue m'ont réveillé, j'ai ouvert les stores sur le marché grouillant de vie partout sur la grand-place. Le vin d'hier soir ne m'a pas cassé la tête. Au loin, j'ai vu Mlle Quadrini acheter une pastèque trop lourde pour elle, en plus d'un sac plein de légumes. Elle passe à portée de cet aveugle fou qui joue du banjo entre deux étals. Une passante lui lance une pièce de monnaie, il la remercie en chantant. Malgré l'éloignement je l'entends couiner et faire des mimiques incroyables. Un maraîcher lui lance une pomme pour le faire taire, l'aveugle la reçoit en pleine tête. Il se fige, une seconde. En tâtonnant, il récupère la pomme, la dévore, puis gueule :

— Hé crétin, la prochaine fois, essaie la pastèque !

Persuadé d'être seul dans la maisonnée, je suis allé vers la cuisine pour y débusquer un peu de café, et j'ai eu un mouvement de recul quand j'ai vu ce type assis, les bras croisés sur la table, devant une sacoche. Une trentaine d'années, élégant, le visage frais, des dents saines. Un nouveau client ? Je ne sais pas pourquoi mais, à la manière dont il m'a regardé, j'ai senti qu'il faisait partie de la conjuration des nuisances.

— Vous voulez une chambre ? j'ai fait.

— Non, c'est vous que je viens voir, monsieur Polsinelli.

Là j'ai failli m'énerver. Je ne cherche pas spécialement à rester anonyme mais j'ai la sale impression d'avoir une croix marquée au front.

— Je me présente, Attilio Porteglia, j'habite Frosinone, et je voudrais traiter avec vous. Je peux essayer de parler français, mais lequel de nous deux connaît mieux la langue de l'autre ?

— Comment savez-vous que je suis descendu ici ?

— Vous connaissez les petits villages…

J'ai haussé les épaules. Mais il est vrai que tous les gens concernés par cette vigne n'ont aucun mal à me trouver.

Clair, synthétique, il m'a exposé les deux ou trois éléments de sa vie nécessaires à la bonne compréhension de sa démarche. Fils de bonne famille, il a fait des études d'œnologie à Paris et veut désormais se lancer dans le métier.

— Je veux créer mon vin, j'ai de l'argent. Un maître de chai français est d'accord pour tenter cette aventure avec moi.

— Un Français ?

— Château-Lafite, il répond, en essayant de prononcer à la française.

— Et alors ?

— Je veux m'installer dans le coin, je me suis promené, et je suis tombé sur votre vigne, il y a un mois. C'est exactement la situation que je souhaite pour mon futur vin, la surface aussi, pas plus de 10 000 bouteilles par an, on pourrait en tirer plus mais je ne veux pas. Je l'ai goûté, et on ne peut pas dire pour l'instant que…

— Je sais.

C'est au moins le dixième palais qui me dit que ce vin est dégueulasse. Et je suis le seul à ne pas l'avoir goûté.

— Je ne peux pas en faire un grand cru. Pas un château-lafite, d'accord, mais un bon petit vin qui dira son nom.

— Je n'y connais rien. Est-ce seulement possible ?

— Il faudra repartir de zéro, se priver des trois prochaines récoltes, construire une nouvelle cave, acheter des fûts en chêne, et aussi des… Mais… Heu… Je ne vois pas pourquoi je vous raconterais le détail…

Il s'est levé et a ouvert sa sacoche.

— Je veux cette vigne.

Des liasses de billets de cinquante mille lires.

— Je vous la rachète au double du prix du mètre carré, soit cinquante millions de lires, devant le notaire. Plus, ce que vous voyez sur la table. Dix millions de lires si vous vous décidez aujourd'hui.

— Rangez ça tout de suite, la jeune personne qui tient cette maison va arriver et je ne veux pas qu'elle s'inquiète.

Surpris, il a remballé ses liasses et m'a tendu la poignée de la sacoche.

— Personne ne vous en donnera plus.

— Et si je voulais en faire, moi, du bon vin ?

— Vous plaisantez, Signor Polsinelli…

— Oui, je plaisante.

La Quadrini est arrivée et a salué l'inconnu. Je l'ai sentie inquiète, malhabile dans ses gestes. Elle nous a proposé une tranche de pastèque, puis du café. Au loin, près du canapé, j'ai vu la bouteille de la veille.

— Il vous reste du vin, comme celui d'hier ?

Sans répondre elle est allée me chercher une bouteille neuve.

— Monsieur Porteglia et moi nous allons boire un petit verre, ça ne vous gêne pas, mademoiselle Quadrini ?

Elle a secoué la tête, nous a sorti deux verres. Le jeune gars a levé la main bien haut.