— Merci, pas pour moi, il est trop tôt.
Je l'ai regardé droit dans les yeux, tout en maniant le tire-bouchon.
— Vous allez trinquer avec moi ! j'ai dit, comme un ordre.
Il a tout de suite compris qu'il n'était pas question de se défiler. Pas une seconde, la paume de ma main n'a quitté l'étiquette. J'ai posé la bouteille à mes pieds. Bianca nous a regardés.
Porteglia, de mauvaise grâce, a scruté la couleur du liquide, puis l'a senti en le faisant tournoyer dans le verre. En le portant à sa bouche, ses yeux ont croisé les miens.
Une gorgée qu'il a mâchée quelques secondes. Puis une autre. J'ai descendu le mien d'un trait.
— Alors, vous en pensez quoi ? j'ai demandé.
Porteglia ne quitte pas son verre des yeux. Son silence s'étire.
— Pas facile. Tout dépend de la manière dont il a été conservé.
— Allez… Un petit effort. Un jeu d'enfant pour un spécialiste comme vous.
— Un vin du Nord, c'est sûr…
— Mais encore, monsieur Porteglia. Précisez.
Le voir renifler son verre en gagnant du temps m'a amusé.
— Je dirais… Heu… Il n'est pas très éloquent… Il est plutôt austère, assez fruité. Il se prête bien au vieillissement.
Excité, je me ressers un verre. Toujours bien planqué sous la table.
— Celui-là s'en tire bien, mais je ne pense pas qu'il faille le conserver plus de dix ans.
Après une autre gorgée il a dit :
— Il me semble qu'il est piémontais.
— Arrêtez de finasser, monsieur l'œnologue. Dites quelque chose.
— Je dirais un Barolo. D'une année moyenne, mais qui a largement dépassé les dix ans.
J'ai arrêté net de boire.
— Allez… 74 ?
Bianca a émis un petit sifflement perçant. J'ai tapé mon verre sur la table. Porteglia est sorti sans prendre sa sacoche et m'a dit qu'il repasserait dans la soirée.
La Quadrini m'a montré le chemin de la poste. L'endroit a quelque chose d'équatorial, un ventilateur au plafond, des cabines en bois clair, un guichet en marbre rose. Le type derrière s'enfile une gamelle de pâtes en sauce, une serviette attachée autour du cou. Du haut de sa lippe grasse il me fait comprendre que je le dérange. À l'autre bout du fil, ma mère m'a demandé s'il faisait chaud, si j'avais trouvé de quoi manger et dormir. Il paraît que mon père a promis de me botter le cul dès qu'il rentrerait de sa cure pour avoir abandonné la mamma. Un comble.
L'après-midi je suis retourné à la vigne où le Signor Mangini m'attendait avec le vigneron qui avait revêtu son costume du dimanche. Un garçon impressionnable, ce Giacomo. Non seulement je devais être le premier étranger à qui il parlait de sa vie, hormis Dario, mais j'étais surtout « il padrone ». Avant toute chose il tenait à me déballer tout un baratin technique sur sa méthode de travail, le cépage, la vinification, la taille des pieds, et un tas de choses que je ne connaissais pas, mais j'ai fait mine de m'y intéresser. La vigne n'est pas son vrai boulot, mais sa propre ferme ne marche pas fort, et il essaie depuis quelques années de faire un peu de sous avec des grappes dont plus personne ne voulait s'occuper. Il parvient à en vendre quelques milliers de litres à une chaîne de restaurants d'entreprise milanais, mais il préfère de loin la proposition de salaire que Dario lui a faite. Si Dario faisait confiance à ce brave gars pour tirer le vin, c'est une nouvelle preuve qu'il se foutait totalement de la qualité. Ils m'ont emmené dans les caves creusées dans le sol de la grange, j'ai vu une enfilade de tonneaux contenant les trente mille litres invendus qui s'accumulent depuis les quatre dernières années. Pour la première fois, j'ai enfin réussi à tremper mes lèvres dans le breuvage. On m'en avait tellement rebattu les oreilles que j'ai accueilli le liquide presque en grimaçant. Ils ont attendu, inquiets, ma première réaction.
— Alors ?
Alors j'ai fait semblant. Avec un air profondément recueilli je me suis gargarisé le palais en attendant que quelque chose se passe. Je n'ai pas eu le sentiment de boire le sang du Christ. Le Barolo d'hier est un cruel point de comparaison. Mais je m'attendais à bien pire. Il est plutôt âcre, c'est vrai. Un goût de pichet, un faux air de quart de rouge à quinze balles, on devine le croque-monsieur à suivre, et on le fait passer avec un café, sinon il risque de casser un peu la tête pour le reste de l'après-midi. Je n'ai pas craché ; le pauvre garçon qui s'échine à le presser en aurait sans doute baissé les yeux.
— Alors ? ? ?
Alors j'en ai remis un peu dans l'écuelle pour m'y coltiner à nouveau. Cette fois je l'ai avalé d'un trait, comme si j'avais soif, et les deux autres ne m'ont pas suivi. J'aurais aimé trouver quelque chose à dire, un truc original, trop ceci ou pas assez cela. En fait, il n'y a rien à dire. C'est du vin. Un liquide pas assez prétentieux pour se passer d'une assiette bien garnie. Un jour j'ai entendu un maître queux dire que la cuisine italienne était la seconde du monde, parce que c'est la seconde cuisine au monde qui comprend le vin comme un aliment.
Qu'est-ce que Dario pouvait bien avoir dans la tête pour venir traîner ses souliers vernis dans cette ornière ?
— Alors, qu'est-ce qu'il en dit, hein ?
Trois jours où j'ai traîné et fouiné dans les terres et dans la ville, chez les gens, à la recherche d'une intuition. Le notaire qui m'a souhaité bon courage après avoir passé en revue le plus petit alinéa des actes de propriété. L'adjoint du maire aussi, le petit monde de Sora qui ne m'apprend rien. Deux nouvelles tentatives de Porteglia où je me suis amusé à doubler la somme. Avec ça je pourrais retourner à Paris et m'offrir deux ans de vacances. Dario, lui, voulait prendre sa retraite à trente ans, grâce à ce terrain. Giacomo travaille dur pour la prochaine vendange ; avec ses deux ouvriers, ils coupent les feuilles qui font de l'ombre aux grappes et épargnent celles qui protégeraient de la pluie. Mais il ne pleuvra pas, cette année. La récolte sera bonne. Des heures durant j'ai arpenté le terrain sans oublier la moindre parcelle, j'ai même remué la terre par endroits, au hasard, pour y débusquer le trésor. Espoir stupide. Mais défoulant. Plus le temps passe et plus j'ai le sentiment qu'il n'y a rien à trouver. Ici, il n'y a que du travail, rien que du travail, et Dario l'a toujours fui. Hier soir, à bout de force, je suis allé me plaindre au vrai patron des terres : Sant'Angelo lui-même. Et si le trésor n'était pas enfoui, mais bel et bien au vu et su de tous, depuis un siècle, comme la statue ou la chapelle ? Peine perdue, la chapelle menace de s'écrouler d'un instant à l'autre et le socle de la statue est vide. Quant à Sant'Angelo lui-même, un gosse aurait déjà pu le fourguer au marché sans inquiéter personne. Dans la chapelle, j'ai pourtant repéré une chose étrange, des fissures qui semblent avoir été faites volontairement par endroits. À d'autres, elles semblent avoir été rafistolées à l'aide de tasseaux et de madriers cloués dans la charpente. Les gens du coin me prennent pour un fou. Mon père me manque de plus en plus. Parfois, j'ai l'impression d'être au front, en pays étranger, sans pourtant jamais voir l'ennemi.
... On nous a débarqués dans le port de Durrës pour faire la route jusqu'à Tirana, la capitale. Là-bas j'ai vu des fascistes, ça on était habitués, mais j'ai eu la trouille en voyant aussi des Allemands, des vrais Allemands, jusqu'à ce qu'on nous dise que ces gars-là étaient nos alliés. Nos alliés ? Eux ? Et bien d'autres conneries comme ça, comme de nous prétendre que l'Albanie était sous notre dépendance depuis 39. Et alors ? Qu'est-ce qu'on en avait à foutre, nous ? On nous a affectés dans ce qu'ils appelaient une base aérienne et pendant quatre mois on est restés à rien foutre qu'à regarder le ciel avec des jumelles, et la nuit on essayait de les repérer à l'oreille, en jouant aux cartes. Si des fois le bruit était suspect, on passait un coup de fil à la mitraillette, mais celle-là, on l'a jamais entendue tirer. Et c'est tout. Un ennemi ? Non, pas d'ennemi. Personne. Mon compère et moi on a commencé à penser qu'ici on n'avait pas besoin de nous. Un jour on nous a dit qu'il y avait quelque chose à défendre. C'était quoi ? Un puits de pétrole. Oui… 10 soldats autour d'un puits, pendant un an et demi. Que personne a jamais voulu attaquer. On était en 43, et on nous racontait qu'il se passait des choses terribles en Europe, on craignait pour les nôtres, et nous, on a dormi plus de dix-huit mois autour d'un puits. La guerre était à pas moins de 500 kilomètres de notre puits… 500… Une fois on m'a accordé 15 jours de permission. Le Compare m'a dit : refuse-la, tu vas prendre plus de risques à rentrer que nous à rester ici. Et il avait raison. 15 jours à Sora, et quatre mois entiers pour faire l'aller-retour. En Albanie, j'ai cru qu'on m'avait porté déserteur. Tu parles… Personne s'était aperçu de rien… Et comme un con je me suis retrouvé là au milieu de tous ces endormis quand j'aurais pu rester au pays, et déserter pour de bon. Le Compare, lui, il m'attendait les larmes aux yeux. Je lui ai demandé : vous avez vu des ennemis pendant ces quatre mois ? Il a répondu non, et je suis allé m'allonger.