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Bianca m'a attendu pour dîner. Sans le dire, bien sûr.

— Penne all'arrabbiata ?

Oui ! j'ai répondu, affamé. Les pennes sont des macaronis courts et taillés en biseau. Avec une sauce « à l'enragée », parce que exécutée à toute vitesse et relevée au piment.

— Quand ma mère fait une sauce, ça prend bien trois heures, dis-je.

— Normal. La vraie sauce tomate, c'est moins de dix minutes, ou alors plus de deux heures, parce que entre les deux on a toute l'acidité de la tomate qui apparaît. Demain je ferai des cannellonis, si vous voulez, Antonio…

Elle rougit un peu d'avoir dit ça, et moi, je ne sais plus où me mettre. Sur la table il y a une énorme bassine de lupins qui gonflent. J'en goûte quelques-uns.

— Vous allumez la télé, s'il vous plaît, Antonio ?

Elle ne peut pas s'en passer. Je crains que sa connaissance du monde ne s'arrête à cette boîte à images.

– À cette heure-ci, il y a rien de bien, mais ça m'aide à faire la cuisine.

— Pardon ?

— Bien sûr… Tenez, je vais vous apprendre à faire une sauce à l'arrabbiata. Il est dix-neuf heures quarante-cinq. Mettez la R.A.I.

Un jingle qui annonce une série de publicités.

— Mettez votre eau à bouillir, et au même moment, faites revenir une gousse d'ail entière dans une poêle bien chaude sur le feu d'à côté, jusqu'à la fin des pubs.

L'odeur de l'ail frémissant arrive jusqu'à moi. Les pubs se terminent. Elle me demande de zapper sur la Cinq, où un gars devant une carte de l'Italie nous prévoit 35o pour demain.

— Dès qu'il commence la météo vous pouvez enlever la gousse de l'huile. On en a plus besoin, l'huile a pris tout son goût. Jetez vos tomates pelées dans la poêle. Quand il a terminé la météo, l'eau bout, vous y jetez les pennes. Mettez la Quatre.

Un présentateur de jeux, du public, des hôtesses, des dés géants, des chiffres qui s'allument, des candidats excités.

— Quand ils donnent le résultat du tirage au sort, vous pouvez tourner un peu la sauce, et rajouter une petite boîte de concentré de tomates, juste pour donner un peu de couleur, deux petits piments, pas plus, laissez le feu bien fort, évitez de couvrir, ça va gicler partout mais on dit qu'une sauce all'arrabbiata est réussie quand la cuisine est constellée de rouge. Passez sur la Deux.

Un feuilleton brésilien tourné en vidéo, deux amants compassés s'engueulent dans un living.

– À la fin de l'épisode ce sera le journal télévisé, et on pourra passer à table. La sauce et les pâtes seront prêts exactement en même temps. Quinze minutes. Vous avez retenu ?

Sans m'en apercevoir, un petit monticule d'écorces de lupins s'est formé devant moi. D'un geste nerveux j'en avale encore quelques-uns. Rien de pire pour émousser la faim, ces trucs-là.

— Méfiez-vous de la malédiction des lupins, Antonio ! On dit que le Christ, poursuivi par les Pharisiens, s'est réfugié dans un champ de lupins. Mais quand on secoue une branche de lupins, ça fait comme un bruit de carillon, et les Pharisiens l'ont retrouvé tout de suite. Alors il a dit : que celui qui goûte une seule de ces graines ne puisse plus jamais se rassasier. Mangez plutôt des olives.

Je la trouve de plus en plus adorable, avec sa cuisine, ses recettes et ses contes et légendes.

— Les olives, c'est pareil, j'ai fait.

— Justement non. Car le Christ s'est réfugié un jour dans un champ d'oliviers, mais comme le tronc de l'olivier est creux, personne ne l'a retrouvé, et il a béni l'olivier.

Si tout ceci est vrai, je la demande en fiançailles, et si tout est faux je l'épouse. N'empêche que je ne pensais pas que le Christ était aussi trouillard.

— Pas mal, votre recette, mais je n'ai pas la télé.

— Alors mangez des pois chiches.

Les pâles brûlantes sont arrivées dans mon assiette. Un délice qui enflamme le palais. Je me suis toujours méfié des filles qui savaient faire la cuisine.

— Dites, vous avez quel âge, Bianca ?

— Je suis de 61.

— Je ne vous crois pas. Quel mois ?

— Septembre.

— … Vraiment… ? Quel jour ?

— Le premier. J'en suis très fière. Et si vous voulez encore plus de précision, à trois heures de l'après-midi.

Incroyable… Je suis son aîné de quatre petites heures. À peine le temps de s'habituer au bruit du monde. La coïncidence me trouble au point que désormais je regarde mon hôtesse autrement. Premier septembre ?

Nos histoires pourtant si différentes se sont déjà mêlées tant de fois. Elle ici, moi là-bas, et tous les rendez-vous de l'enfance, les étapes, les espoirs, jusqu'à l'éclosion de l'adulte. Comme si nous avions tout vécu à rebours pour nous retrouver là ce soir. Si j'étais né ici, à deux rues de chez elle, nous nous serions sans doute croisés des milliers de fois sans jamais nous parler vraiment.

Un délicieux silence entretenu par des regards timides s'est installé entre nous. Je me suis fait le serment de la prendre dans mes bras avant de retourner en France. Mais ce soir, le courage m'a manqué. Bien vite je l'ai abandonnée devant des assiettes vides. Les yeux gonflés de solitude.

Un rôdeur. Moi. La nuit. J'aime mieux ce rôle que celui du patron. Ce soir j'ai la ferme intention de me recueillir, en tête à tête, avec cet Ange au regard dur. Il me dira peut-être ce qui cloche ici-bas.

Le ciel du jour est noir, celui de la nuit aussi Que c'est triste de voir tout en noir

Cette fois, l'aveugle n'a pas réussi à me surprendre. Je savais bien qu'il reviendrait. Sa chanson l'a trahi. On dit que les aveugles ont une bonne oreille. Peut-être, mais à jeun. Fin saouls, ils sont comme les autres, abrutis, gueulards et seuls au monde. Je m'approche du fût vers lequel il a élu domicile pour la nuit. Falstaff au regard mort.

Étalé, le ventre gonflé comme une outre, il s'est figé un instant quand il a senti ma présence. J'ai réussi à voir ses yeux. Il a promené son regard nu alentour, et j'ai cru qu'il tâtonnerait longtemps à terre pour trouver ses lunettes, mais en un rien de temps elles ont regagné son nez. Je me suis approché tout près de lui dans le plus grand silence. Il n'a pas tardé à repiquer dans sa jarre de vin. Le tourbillon qu'il a dans la tête l'empêcherait de repérer un bataillon de fêtards.

Je me suis approché le plus près possible, pour l'épier, pour le dominer, comme un guerrier voyant se traîner à ses pieds un écorché sur le champ de bataille. Il a vidé une bouteille en chantant encore.