En même temps, l'étrange chimie qui agit entre les vapeurs d'alcool et les méandres de l'esprit fait que l'on se sent malgré tout lucide, sûrement trop. Et l'on se fout de tout, de tout ce qui pourrait arriver. Au mot « terrain », j'ai éclaté de rire. Comme je venais de le faire pour le vin j'ai vomi des flots de paroles, mais dans ma langue, cette fois, et ça m'a fait un bien fou de retrouver le français. Geindre en français, insulter en français, ricaner en français.
— Faites encore un effort, Signor Polsinelli. Mon offre était sérieuse, et généreuse. Mais si vous continuez à refuser, vous n'en finirez jamais avec moi.
Porteglia. Je l'ai enfin reconnu. Je me disais bien que son masque tomberait plus rapidement que prévu.
— Va te faire foutre…
— Si j'étais vous, signor…
— Va te faire foutre, je suis saoul et je t'emmerde…
Il a disparu un instant pour réapparaître en tenant un truc fin et brillant dans la main.
— De gré ou de force vous allez finir par vous en défaire, de cette vigne. Mais le temps presse, il me la faut vite. Vous en crèverez encore plus vite si vous ne me la vendez pas. J'irai jusqu'en France pour vous saigner.
Il a approché son truc de mon visage et a tracé un trait avec, sur ma joue. Une sensation piquante et un peu chaude. Quand il l'a sorti de mon arcade j'ai pu voir de quoi il s'agissait. Un coupe-chou, tout simple. Comme celui du barbier, à Rome. C'était sans doute la première fois que j'en voyais un de si près. Quand les coulées de sang ont atteint mon cou, je me suis revu chez moi, rampant à terre après les coups de feu, l'odeur de l'alcool à 90o, et tous ces fêtards sur le balcon d'en face.
— Vous refusez toujours de discuter ?
J'ai attendu un instant, avant de répondre.
— Encore moins… depuis… cette nuit…
Parce que depuis cette nuit, j'ai commencé à réaliser ce qui se tramait autour de cette terre. J'ai enfin compris qu'il ne suffisait pas de la cultiver, de la retourner, de la fouiller pour en tirer quelque chose. Il fallait, avant tout, en être le propriétaire. C'est pour ça que ce salaud ne me tuera pas, ce soir. En revanche, il sait que désormais je ne peux plus aller voir la police.
— Comprenez-moi bien, Signor Polsinelli, il ne suffit pas d'avoir son nom sur un bout de papier pour posséder ce terrain. Les gens d'ici ne vous le pardonneront pas, regardez ce qui est arrivé à votre ami Dario. Et vous finirez comme lui, et pour les mêmes raisons…
— Va fan'cullo…
Sa lame s'est posée sur mon cou.
J'ai attendu qu'il tranche.
Un instant.
Et j'ai entendu un craquement.
Porteglia s'est écroulé sur moi. Ma tête a heurté à nouveau le pare-brise, et nos deux corps ont basculé sur la route. J'ai serré les dents pour ne pas perdre conscience. Tête contre tête. La sienne ruisselait contre la mienne. Ma joue n'a pas pu se détacher de son front. Je me suis évanoui.
Une voûte sale et fissurée de partout. Des carrés d'herbe poussant entre les dalles. Et un saint, mains en l'air, qui me regarde de haut.
Le paradis…
Encore inconscient je me suis traîné jusqu'à la statue pour la toucher et m'assurer que nous faisions, elle et moi, encore partie du monde matériel. J'ai crié, j'ai caressé le socle en pierre.
Je suis bien dans la chapelle, et Sant'Angelo a dû veiller sur moi. Il m'a maintenu en vie. Machinalement j'ai porté les mains à mon visage, puis dans le cou. Rien. Pas la moindre entaille.
— Qu'est-ce que je fous là, benedetto Sant'Angelo ? Hein ? Il faudrait que je parle en italien pour que tu daignes répondre, hein… ? Mais moi, j'en ai marre, de parler l'italien…
Dehors, l'aveugle avait disparu. Un peu plus loin, sur le sentier j'ai cherché la voiture de Porteglia en craignant de retrouver son corps gisant à proximité, et je n'ai trouvé que quelques traînées de sang à l'endroit où nous sommes tombés. Le sien, le mien, qui saura jamais ?
Pour ne pas effrayer Bianca, j'ai tourné la tête en passant dans la cuisine. Précaution inutile, elle n'était pas encore revenue du marché, je l'ai vue du haut de la fenêtre négocier la pastèque du jour. Un mot m'attendait sur la table : « de quoi manger dans le frigo et le lit est fait ». J'ai préparé mon sac en quelques secondes et foncé dans la cuisine pour griffonner à mon tour un billet. « Je pars quelques jours mais je serai de retour pour fêter le Gonfalone. » Et je suis sorti.
Quatre heures plus tard j'étais dans le car, direction la capitale. Comme pour le trajet aller, je me suis assis tout près du conducteur. Mon séjour à Rome, entre autres choses, servira aussi à oublier le spectre de la nuit qui vient de s'écouler, dormir un jour ou deux avant le grand saut, et surtout, à prouver sur le papier que Dario était aussi génial qu'il le prétendait. Il faut que je sois de retour au village pour le Gonfalone. Tout converge vers cette date, le 12 août. Passé ce jour, je saurai si tout cela en valait la peine. Et je retournerai chez moi, le cœur heureux d'avoir au moins essayé de prolonger le rêve d'un copain d'enfance.
Au passage je jette un œil vers le Colisée puis vers le monument de Victor-Emmanuel. Les Romains appellent le premier « le camembert » et le second « la machine à écrire ». Même si chacun ressemble à son surnom, je ne suis pas sûr que beaucoup de Romains aient approché de près un camembert. Par réflexe je me suis arrêté aux abords de la gare pour y chercher une chambre, et ça n'a pas traîné. Il m'a suffi d'entrer dans le premier restaurant venu pour qu'un serveur me donne l'adresse de la meilleure pension avec les meilleurs lits et la meilleure eau chaude de tout le quartier, et comme si je n'avais pas encore compris, il m'a conseillé de venir de sa part. Au passage il a ajouté qu'il servait les meilleures tagliatelles de la rue.
Quelques heures plus tard, je me suis réveillé dans un lit matrimoniale où des jeunes mariés auraient pu tenir avec les témoins, ça m'a coûté 10 000 lires de plus mais je ne regrette pas. Le patron est un grand barbu d'une cinquantaine d'années, aimable et qui n'est pas contre un petit brin de causette avec les clients quand il s'agit de parler de sa ville chérie. Tout en préparant le déjeuner.
— Combien de temps vous restez chez nous ?
— Je dois être de retour le 11 au matin.
Il sort un spaghetti de l'eau bouillante, l'inspecte sans le goûter, le rejette dans l'eau et éteint le feu.
— Seulement trois jours… ? Vous savez combien il en a fallu pour construire Rome ?
— Elle ne s'est pas faite en un seul, tout le monde sait ça. Alors comment se fait-il qu'il n'a fallu qu'une nuit pour la brûler ?
— Pensez-vous… Ce sont des ragots ! dit-il en secouant l'écumoire.
— Vous ne les goûtez pas avant de servir ?
— Moi, jamais, mais chacun sa méthode. Je le regarde, et ça suffit. Mais je peux vous prouver qu'elles sont à point, mieux encore que si vous goûtiez.
Il saisit un spaghetti et le jette contre le mur.
— Tenez, regardez. S'il était cru il ne s'accrocherait pas, et s'il était trop cuit, il glisserait. Ici on peut avoir une cuisson parfaite parce qu'on est au niveau de la mer.
— Comment ça ?
— Vous ne savez pas qu'on ne fait pas les mêmes pâtes à la mer et à la montagne ? En altitude, l'eau n'atteint pas cent degrés, le bouillon est trop faible, alors il est impossible de faire cuire une pâte fine, parce qu'on doit la saisir très vite dans une ébullition maximale, sinon ça devient de la colle. Ça explique bien des choses sur les spécialités régionales. Ah… ici, vous êtes bien tombé ! Je sais tout, tout, tout ! Il ne faut absolument pas rater le plafond de Sainte-Cécile, tout près du Panthéon, et si vous êtes dans ce coin profitez-en pour…