— Je n'aurai pas le temps, je pense.
— Qu'est-ce que vous êtes venu chercher, alors ? Les restaurants ? Les petites Romaines ?
— Les bibliothèques.
— Prego… ?
— Je dois prendre des renseignements dans les bibliothèques, vous en connaissez ?
Il a hésité un instant puis s'est retourné vers le couloir en gueulant fort :
— Alfredo… ! Alfredo… ! Ma dove sei, ammazza… ! Alfredo… !
Un jeune garçon d'environ quinze ans a déboulé dans le couloir.
— C'est pour toi, a dit le père. Un intellectuel…
Le syndicat d'initiative n'aurait pas mieux fait, le petit Alfredo a tout de suite cerné ce dont j'avais besoin et m'a conseillé les deux endroits où je trouverais mon bonheur, ainsi que l'adresse de la librairie française « La Procure » au cas où l'italien me ferait brusquement défaut.
Deux jours durant j'ai compulsé, épluché et photocopié tous les documents qui m'intéressaient, et d'heure en heure j'ai vu le projet se construire avec l'impression que tout était déjà mis en place depuis longtemps. En fait, il me suffisait de marcher dans les traces que Dario avait bien voulu laisser. Le soir, je me suis enfermé avec mon dossier et les plans du terrain dessinés par le géomètre pour savoir si tout ce délire avait une chance de tenir debout. Pendant la nuit, après un long calcul de paramètres, j'ai esquissé des tonnes de croquis, maladroits et brouillons, pour aboutir enfin à quelque chose de clair. De lumineux. Et quand j'ai regardé cette étrange combination, tous ces rouages d'une mécanique improbable, je me suis demandé si un jour j'aurais droit au repos éternel. Après tout, c'est peut-être à cause de ça qu'on a puni Dario, le châtiment venait de plus haut, faut croire. Comment un plan pareil a pu germer dans une aussi petite tête ? À croire que les feignants ont du génie quand il s'agit de faire travailler les autres, et pas seulement des humains.
Tu ne m'as jamais autant manqué qu'aujourd'hui, Dario… J'ai la trouille, et c'est de ta faute. Je cours peut-être au désastre en essayant que ton plan te survive. Ça ne peut pas marcher, ton truc. C'est impensable… C'est débile, tu piges ? Pour tes petites arnaques de quartier, tes entourloupes à trois sous, t'étais le meilleur, mais ça, c'est trop gros pour toi. Pour nous. Merci du cadeau. Et je ne parle pas de la vigne mais de la boîte de Pandore qui va avec, et que je vais avoir la connerie d'ouvrir bientôt. Je suis sûr que t'es là, pas loin, et que tu te marres en regardant tout ce petit monde s'agiter. Demain tu seras aux premières loges. Tu vas l'avoir, ta vendetta, et ensuite je viendrai t'engueuler sur place, si tout ça tourne au vinaigre.
— Vous ne pouvez pas prolonger un peu, juste deux ou trois jours ? Vous n'allez pas partir sans avoir vu Saint-Paul-hors-les-Murs, Saint-Pierre-aux-Liens et sa statue de Moïse par Michelangelo, et…
Le papa d'Alfredo y met tout son cœur ; je commets un sacrilège en partant si vite, mais je lui ai promis de revenir.
— Vraiment je ne peux pas, et le seul saint qui m'intéresse, n'intéresse pas grand monde.
— Lequel ?
— Sant'Angelo.
Là, un grand silence…
— Il n'est plus coté à l'argus du Vatican, j'ai fait.
— Vous êtes sûr qu'il est de chez nous… ?
— Oh ça… C'est le plus italien des canonisés. Le plus italien du monde.
Surpris, il a haussé les épaules.
— Et pourquoi ça… ?
Je savais quoi répondre, mais j'ai préféré la boucler.
Vendredi 11 août, seize heures trente.
Plus qu'une demi-heure de car et je serai de retour au bled. Durant le trajet j'ai travaillé mes croquis, je les ai griffonnés encore et encore. J'ai envie de revoir Bianca. En essayant de m'assoupir, je n'ai pas pu refouler des images dont je n'étais pas, une fois encore, le seul metteur en scène.
... De novembre à janvier 44, on s'est retrouvés à cinq dans la neige, on a fabriqué une baraque dans les montagnes, j'ai trouvé un couteau pour faire des paniers pour faire du troc avec les fermiers albanais contre une poignée de maïs et des haricots, que le Compare, qui savait rien foutre que cuisiner, nous servait le soir. Trois cuillerées par tête, en gardant au coin de l'œil les cuillerées trop pleines des autres. Pas de sel, quand on en trouvait, on en mettait une pincée sur la langue avant de manger. On était sales et miteux, j'avais un gros tricot de corps avec un pou dans chaque maille. Je le savais bien qu'on était pas des envahisseurs. Trois mois à chercher des renseignements, à écouter les rumeurs sur les bateaux en partance pour chez nous. J'ai fini mendiant. Une nuit je suis parti pour rejoindre un hôpital militaire dont j'avais entendu parler. Presque cent kilomètres. J'y suis arrivé mort de fatigue et de faim. Là-bas on m'a dit que j'avais deux bras et deux jambes, et ils m'ont réquisitionné pour enterrer les cadavres pour éviter que les chiens les bouffent. J'en ai mis un sous terre, avec son nom et son matricule dans une bouteille attachée à son cou. Après tout, je me suis senti pas si mal que ça, et je suis retourné vers les autres. C'est là que le Compare m'a fait jurer de ne plus l'abandonner.
Sora, terminus. Sur la place on pend des banderoles bleues pour le départ du cortège de demain. L'aveugle, pour mettre de l'ambiance, crie « Plus haut ! Plus haut ! » en agitant sa canne en l'air, et tout le monde se marre. Des gosses déjà excités par la fête courent en brandissant des fanions bleus et jaunes, les couleurs de la ville. Des Romains tout spécialement venus pour le Gonfalone descendent du car avec moi. Je file direct chez Bianca, elle discute avec de nouveaux clients venus des régions limitrophes. La pension sera bourrée, ce soir. Elle s'interrompt en me voyant.
— Tu as de la chance. J'aurais pu louer ta chambre dix fois.
Des mômes qui chahutent dans la cuisine, un biberon qui chauffe, des couples qui s'installent.
— Heureusement qu'il y a qu'un Gonfalone par an, ammazza… Les petits vont me casser la télé.
Quand elle a parlé de sa télé, ça m'a rappelé cette émission dont j'ai appris l'existence à Rome. Une chronique comme il ne peut y en avoir qu'en Italie. Si je parviens à me frayer un chemin parmi ce tapis de marmaille agglutinée autour d'un dessin animé à la con, j'ai une chance de ne pas la rater. Bianca s'est fait un plaisir de zapper sur R.A.I. Uno pour me venir en aide, et affirmer du même coup son omnipotence sur la petite lucarne.
Onze heures du soir. La ville s'est calmée et le bon peuple prend des forces avant les joutes de demain. Qu'il dorme en paix, il aura besoin d'ouvrir grands les yeux.
J'ai minuté combien de temps il me fallait pour rejoindre la vigne, à pas lents. L'aveugle m'attend, comme prévu, à l'endroit où nous nous sommes quittés la dernière fois. Ce pochard connaît le terrain mieux que personne ne le connaîtra jamais. Il ne comprend rien à ce que je lui raconte sur la fin de cette nuit-là. Qu'on m'ait agressé ne l'étonne pas trop, mais il m'a juré sur la tête de Sant'Angelo qu'il avait totalement perdu connaissance.
— Te laisse pas impressionner, patron… Demain, on pourra plus rien faire contre toi.
Dois-je le croire ? Demain sera peut-être le début d'un autre cauchemar. En attendant, il faut mettre en place, et l'aveugle est prêt à tout pour m'aider. Nous restons là une bonne heure pour repasser tout le plan, en répétant mille fois les étapes de l'opération, à commencer par le raccourci qui mène aux vignes par les champs de blé sans emprunter le sentier. Dans la chapelle. Je braque le faisceau sur le visage du saint avec ma lampe torche et sors la bombe aérosol achetée à Rome.
— T'inquiète pas, va… C'est pour ton bien.
Je recouvre entièrement le bois rongé de la statue avec le produit transparent. L'odeur est immonde, mais on m'a assuré qu'elle s'estompera en quelques heures. Je regarde à nouveau le visage du Protecteur. Avant de le quitter je lui tapote la joue.