– À toi de jouer ! lui dis-je.
L'aveugle se retourne.
– À qui tu parles ? À lui ? T'es devenu fou, patron… ?
— Le patron c'est pas moi. C'est lui.
Avant de sortir j'admire une dernière fois la façon dont la charpente de la chapelle a été retravaillée par Dario, la vraie fissure habilement creusée parmi les fausses, les zones replâtrées et les zones mises à nu, les poutres retenues par des tasseaux fragiles. A priori, c'est encore mieux pensé que les projets des architectes qui me font bosser. On verra bien.
Nous allons boire une petite rasade de vinasse. Lui pour fêter on ne sait quoi, moi pour me donner du courage. On en profite pour régler les derniers détails de notre équipée débile. Il me parle de deux ou trois petites choses auxquelles je n'avais pas pensé. Dario, lui, y avait mûrement réfléchi. Des astuces simples mais qui consolident l'ensemble, comme le seau de vin qu'il faut remplir dès ce soir pour gagner du temps et poser tout près de la statue. J'espère que le défunt copain a pensé à tout. Il aura fallu qu'il crève pour que je m'aperçoive de son talent.
— Nous, en Italie, on a beaucoup de défauts, mais y a une chose qui nous sauve, dit-il. On est des débrouillards. Bordéliques, c'est vrai. Mal organisés, d'accord. Mais on sait improviser. Improviser ! Dario avait ça, et toi aussi, Antonio.
Je ne suis pas sûr que ce soit un compliment.
— Il faut que je rentre à Sora. Tu vas dormir où ?
— T'inquiète pas pour moi, patron.
Nous restons silencieux, un moment. Quand je pense à lui, c'est « l'aveugle » qui me vient, et je ne connais même pas son prénom.
— Comment tu t'appelles ?
— Marcello. Mais personne me l'a jamais demandé.
— Qu'est-ce que tu vas faire, après… ?
— Ah ça… Je vais vivre. Et je m'achèterai un arc-en-ciel…
Une dernière fois je me suis promené sur les terres avant de rejoindre le sentier. C'est le chemin qu'empruntait mon père pour emmener balader ses dindons. Pas loin de la ferme parentale qui aujourd'hui n'existe plus.
... Un jour, on en a eu marre de tourner en rond, de s'emmerder la vie et de rien bouffer, avec le Compare. Alors, pendant plus d'une année, on a travaillé la terre des Albanais qui voulaient nous embaucher. C'est con de travailler la terre d'un autre pays quand la sienne est en friche. Le maïs, les choux. Les plantations de tabac, aussi. Un vrai bonheur, ce tabac. Le seul réconfort qu'on avait. La nuit, en cachette des patrons je faisais cuire les feuilles, mais le problème, c'était le papier. Un jour j'ai trouvé un livre écrit en grec, j'aurais bien aimé savoir de quoi il parlait, et je l'ai découpé en lamelles pour rouler les cigarettes, le bouquin m'a fait quinze mois. Le seul livre que j'aie eu en main de toute ma vie je l'ai fumé. La viande, y en avait, des lièvres, et des sangliers, mais les Albanais n'y touchaient pas, c'était une question de religion, ils disaient. Il fallait qu'on allume des feux la nuit pour les éloigner des récoltes, les sangliers. Les éloigner au lieu de les bouffer ! Un jour, j'ai expliqué à une bande de gosses que le lièvre avait un bon goût. Peut-être que s'ils mangent du lièvre aujourd'hui, là-bas, c'est un peu grâce à moi.
Bianca fait semblant de regarder l'écran. En fait, elle m'attend. Je l'ai compris à son sourire caché quand j'entre dans la pièce, au simple fait qu'elle soit encore là après une telle journée de travail, et surtout à sa tenue, naïve et émouvante. Elle est habillée entre dimanche et réveillon, entre noir et blanc, entre sage et coquin. Avec pas mal de rouge à lèvres.
Elle sort deux glaces du congélateur et les dispose sur un plateau près du canapé. Sorbet melon et mûres.
— Raconte-moi un peu Paris…
— Bah… c'est pas grand-chose.
Je dis ça pour ne pas la brusquer, tout en pensant le contraire.
Le volume de la télé m'empêche de réfléchir, je zappe et stationne sur un film en noir et blanc, une sorte de mélo qui repose les yeux et les oreilles. Ensuite j'ai posé le plateau à terre et l'ai prise dans mes bras pour échanger un baiser au melon et mûres. Mes lèvres sont venues rafraîchir son cou.
Elle n'a pas voulu que je la déshabille et s'est glissée dans le lit la première. J'ai aimé la pénombre qui a gommé toute la rusticité du décor, j'ai attendu que son corps ait quitté ses oripeaux d'une autre époque. En effleurant sa nudité drapée de blanc, j'ai quitté la ville et le pays tout entier pour me retrouver ailleurs, dans un rêve brut, presque familier, une sorte de chez moi, là où tout redevient simple. Et pourtant, à mesure que nos corps se pressaient et se choquaient dans le noir, j'ai deviné des regards, des gestes ébauchés, des phrases muettes, des attentes qui se frôlent, des aventures fugaces et des désirs en souffrance. De son côté comme du mien.
Longtemps après elle m'a dit, en riant :
— Même si tu ne veux pas, même quand tu te tais, tu me parles de Paris, Antonio.
5
Les va-et-vient dans le couloir, les petits gloussements des gosses qui chahutent, et pour finir, le réveil quasi militaire de Bianca quand elle a toqué à la porte. Tout ça a contribué à me faire ouvrir les yeux.
— J'ai attendu le dernier moment pour te lever du lit. Tu vas louper le départ.
— Tu viens à la fête, Bianca ?
— Je dois m'occuper de mes vieux, et des amis m'ont laissé un bébé. Il paraît qu'une équipe de la télé locale va venir filmer les jeux. Je ne louperai pas tout.
Sans me presser, je prends une douche, un café, je regarde la place par la fenêtre de la cuisine. Tout le village est déjà là, bourdonnant, hommes, femmes, enfants, et tutti quanti. Bianca sera sûrement la seule à veiller sur Sora. Il n'y aura rien à garder, d'ailleurs, les marlous et les voleurs seront aussi de la fête. Mon père m'en parlait souvent, du Gonfalone. Les cinq villages se réunissent, chacun sous ses couleurs, comme des tribus indiennes qui, une fois l'an, décident de se regrouper dans une même nation. Le cortège marche pendant presque une heure pour arriver au carrefour des cinq villes. Là, tout est aménagé, un ring géant où les hommes recrutés pour les jeux produiront des efforts insensés pour faire triompher leur drapeau. Tir à la corde, bras de fer et autres prouesses musculaires. Tout autour, des stands, des tables, une foire gigantesque, une kermesse à tout casser jusqu'à la nuit. Et quand le village vainqueur est désigné et fêté, on oublie tout, les couleurs, les villages, les drapeaux, les jeux. Ne restent que des milliers d'individus, ivres de tout, prêts à veiller jusque très tard.
La foule grossit à vue d'œil, et le maire, porte-voix en main, souhaite la bienvenue à tous. Je m'habille en pressant le mouvement pour ne pas louper le départ. Je me fonds dans une grappe de gens et cherche un peu partout où Marcello a bien pu se fourrer. J'entends son chant écorché à quelques mètres de là, il gratouille son banjo et interprète à la cantonade un vieux standard local qui fait la joie de son entourage. Ses lunettes noires me terrifient toujours autant. Mais après tout, mettre de l'ambiance, c'est son job. Le maire donne le coup d'envoi, je me retrouve coincé entre deux dames chargées de paniers. Devant, je vois Mangini discuter avec des gens, il se retourne et me salue. Marcello est guidé au bras par un jeune type qui reprend sa chanson en canon.
J'ai peur.
Il serait encore temps de mettre fin à cette farce.
Sans m'en rendre compte, je traîne le pas. Le cordon qui me suit me pousse gentiment, comme pour m'assurer qu'il est trop tard et qu'il fallait réfléchir avant. C'est seulement maintenant que je calcule les risques. Il y en a trop. Quelque chose pourrait foirer dans le plan de Dario, et là, c'est plus la taule que je risque, c'est la damnation à vie.