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On s'engage sur la route qui passe près du sentier de la vigne. Nous marchons trop rapidement, je me suis trompé dans le minutage. Mon cœur se met à battre plus vite, je serre les dents. Je cherche partout la silhouette de Marcello, sans la trouver. Le jeune homme qui le guidait discute maintenant avec une fille. L'aveugle a filé en douce, comme prévu. Je regarde ma montre, dans dix minutes nous passerons à portée de ce terrain de malheur. C'est le moment ou jamais de discuter avec les autochtones. Je passe près de Mangini qui me salue à nouveau, la discussion s'engage, je n'arrive même plus à comprendre ce qu'il dit, c'est la peur, je n'entends plus rien, il sourit. Qu'est-ce que fout l'aveugle ? Je regarde ma montre trois fois de suite, les gens s'amusent, tout devient de plus en plus confus, j'ai peur.

— Vous allez rester longtemps, chez nous ?

Marcello, qu'est-ce que tu fous ? Dario, je te maudis, tout ça c'est de ta faute. La banderole bleu et jaune va passer tout près du sentier.

— Monsieur Polsinelli… ? Vous m'entendez… ?

— Hein… ?

— Je vous demandais si vous alliez rester longtemps en Italie… ?

— …

Et si je rentrais là, tout de suite ? Machine arrière, sans prendre mon sac, sans saluer personne, marcher jusqu'à la prochaine gare, attendre le train pour Rome, revoir Paris…

— Faudra venir dîner chez moi, avant de partir, hein ? Monsieur Polsinelli… ? Vous vous sentez bien… ?

Mon cœur va exploser, ma tête va exploser, je vois les premiers plants de vigne, dans deux minutes le cortège aura passé son chemin et tout sera foutu. Marcello, Dario, et toi aussi, le Saint Patron, vous m'avez lâché…

— Allez vous reposer, monsieur Polsinelli…

Lâché.

Je vais attendre un peu avant de sortir du cortège. Dans ma tête, j'en suis déjà sorti. Je ne les suis plus. J'avance comme un zombi. Fatigué.

Déçu.

M'en veux pas, Dario.

C'était une belle idée, mais celle-là aussi est déjà tombée dans l'oubli. Je voulais faire ça pour toi, pour ta mémoire. Et pour moi aussi. Et pour mon père. Il aurait tellement aimé ça. Il aime tout ce qui bouleverse l'ordre des choses. Il aurait été fier de nous, tiens…

Tout à coup on s'agite. Les gens me bousculent. Je redescends sur terre, tout près d'eux. Le cortège serpente dans tous les sens pour se disperser, comme dans un mouvement de panique. En tête, j'entends hurler des dizaines de voix.

— Fuoco ! Fuoco !

Je redresse la tête.

Le feu…

Oui, le feu… La meute sort brutalement de la route pour déferler sur mes terres, je suis happé par le mouvement. Le feu… Ils ont vu le feu… Comme si je n'y croyais pas encore j'attrape le premier venu par la manche et lui demande ce qui se passe.

— Mais regardez devant vous, porca miseria ! Regardez !

La foule hurle et se précipite vers la vigne. En me dressant sur la pointe des pieds, je peux enfin voir…

Une boule de flammes. Seule, au beau milieu des arpents. Bien ronde. Magnifique. Je n'ai rien à faire. Rester là. Ne pas bouger dans cette vague de panique. Et admirer le tourbillon des flammes.

Dans le porte-voix, au loin, on crie déjà qu'il est trop tard. Qu'on ne peut plus rien faire pour la chapelle.

Elle a flambé d'un seul coup. Quelques hommes s'agitent, tentent on ne sait quoi pour enrayer l'incendie. Mais ils baissent les bras très vite et regardent, impuissants, le ventre du brasier engloutir intégralement la masure.

Les cris cessent eux aussi et la foule entière reste debout, figée, hypnotisée par le spectacle. Le peuple de Sora laisse brûler une partie de son histoire.

Dans quelques minutes la chapelle entière va s'effondrer. À quoi peuvent bien penser ces deux mille villageois qui se sont tous raconté l'histoire de cette bicoque, de génération en génération. Ils restent là, muets. Honteux, peut-être, pour les plus anciens. Honteux d'avoir laissé la chapelle à l'abandon. Elle était déjà morte depuis longtemps.

Soudain, les premiers craquements. Une vague rumeur s'élève dans l'assemblée. Ils attendent, émus, le cœur battant, ils veulent voir. Les flammes ont recouvert jusqu'au petit dôme. Le feu a pris en quelques secondes, il s'en est donné à cœur joie, cette chapelle ruinée, c'est une petite friandise, un bonbon qu'on lèche un instant et qu'on avale d'un trait. Aucune résistance. Au contraire, un abandon total. Une longue flamme s'élève très haut. Un craquement, à nouveau. Je reste bouche bée, les bras ballants, comme tous les autres, en attendant l'imminence.

La foule a reculé brutalement quand les murs ont commencé à ployer.

Et puis, les deux murs de côté se sont affaissés d'un coup dans un bruit sinistre, ils ont cédé et se sont écroulés vers l'extérieur, comme si on les avait tirés pour ne pas qu'ils implosent et ne s'abattent dans la masure. Le dôme a roulé loin derrière. La chapelle s'est ouverte comme une corolle et la foule a hurlé à cet instant-là.

Les murs se sont couchés et le brasier s'est répandu tout autour, juste quelques secondes, pour perdre toute son intensité.

Et puis…

Au milieu des flammes et de la fumée noire, quand tout semblait terminé…

Le Saint nous est apparu.

Droit sur son socle en pierre.

Intact.

Le regard plus mauvais que jamais.

Sant'Angelo a toisé la foule.

Une femme à mes côtés a baissé la tête et s'est masqué les yeux.

Dans les décombres qui crépitent encore, il reste là, tout entier, et pas la moindre flammèche ne s'est hasardée à venir le défier.

Son corps luit étrangement.

Dans les premiers rangs, un petit groupe d'hommes recule.

Une femme s'est évanouie, on la transporte un peu plus loin, sans le moindre cri.

À une dizaine de mètres de moi, un couple vient de s'agenouiller.

La fumée se dissipe et le brasier agonise. Le silence revient, doucement, et nous glace plus encore. Sant'Angelo, à ciel ouvert, nous nargue de sa superbe. C'est comme ça que nous le voyons, tous.

Moi aussi.

J'ai tout oublié.

Un instant, une éternité plus tard, l'un de nous a voulu rompre le silence. Un fou. Comme un pantin, il s'est avancé vers la statue, le bras en avant, et une femme près de moi a porté une main à sa poitrine. À pas lents, il est parvenu jusqu'au socle.

Sant'Angelo ruisselle et brille.

L'homme a hésité un instant, comme s'il avait eu peur de se brûler.

Puis l'a touché.

Sa main l'a caressé un instant. Incrédule, les yeux écarquillés, il s'est retourné et a dit.

– È vino…

Les chuchotements ont fusé et le mot s'est répandu jusqu'aux derniers rangs.

– È vino ! È vino… !

« C'est du vin !.. » Oui, c'est du vin. Sant'Angelo ruisselle de vin, sue et pleure le vin. Son vin.

Des femmes, des enfants crient, les hommes bougent, la pression est trop forte. Celui qui a touché le saint chancelle à terre. Un autre vient le secourir.

Et puis, brusquement, un cri déchirant a couvert tout le reste. Un cri humain. Un homme.

Autour de lui, un cercle s'est formé. J'ai voulu m'approcher le plus possible en écartant les gens sur mon passage, avec violence, pour ne pas en perdre une miette. L'homme est à genoux et son râle n'en finit plus.

Il est prostré et tient ses paumes plaquées contre son visage.

Personne n'ose lui prêter main-forte. La peur. Je veux voir. Voir. Il se plaint toujours et pleure comme un enfant.

C'est Marcello.

Il rampe sur ses genoux et ses coudes, vers la statue. On s'écarte sur son passage, il pleure de plus en plus fort. La voie est libre, il foule la terre boueuse et atteint enfin le socle. Des cris fusent dans l'assistance. « Lo ciego… lo ciego ! » Oui, c'est bien l'aveugle qui souffre le martyre, au pied du saint. Il crie une dernière fois, ses mains n'ont pas quitté son visage, il tourne sur lui-même et tombe, à bout de force.