Une chape de silence total s'abat sur nous tous.
Marcello reste figé un long moment. Et, lentement, ses mains glissent sur son visage et retombent à terre.
Il relève la tête. Regarde le ciel. Puis nous regarde, nous.
Ses yeux sont grands ouverts.
Il tourne la tête vers le saint, tend le bras vers lui. Et retombe, comme mort.
Un vieil homme s'approche de lui, le secoue. Marcello le repousse d'un coup sec.
— Ne me touchez pas… Ne me touchez pas !
Je me fraye un passage jusqu'au tout premier rang. Marcello nous toise un instant, muet, et se retourne vers le saint.
— Mes yeux… ! Les yeux me brûlent… Sant'Angelo… Et je te vois…
Ses yeux pleurent et regardent la foule.
— Je vous vois… Vous tous ! ! !
6
Vingt et une heures.
En début d'après-midi, on pouvait encore les compter. La nouvelle s'est répandue en moins d'une heure dans les villages environnants et tous ceux qui auraient dû se rendre au Gonfalone se sont massés ici. Deux mille, puis trois mille, puis cinq mille âmes. Certains se sont agenouillés, d'autres gardent le silence, les mains jointes, certains commentent, racontent aux nouveaux arrivants, d'autres tournent en rond, nerveux. La fête n'a pas eu lieu, cette année. Mais personne n'y a perdu au change, on se prépare pour une nuit de veille d'un autre genre.
Sant'Angelo est de retour.
Le jour décline déjà. Les buvettes se sont transférées ici, on peut boire et manger. La télé locale était là dès midi pour mettre en boîte les premières images. Puis la R.A.I. est arrivée en début de soirée pour assurer en direct au Telegiornale de vingt heures.
J'ai gardé un œil sur un moniteur de l'équipe et l'autre sur le journaliste, en chair et en os, le micro en bataille, à cinquante mètres des décombres. Curieusement, c'est par le petit écran que j'ai vraiment perçu la teneur réelle de l'événement, comme si tout ce qui s'est passé ici depuis n'avait été qu'un rêve informe, comme si on voyait mieux les choses quand on nous les montre. Le commentaire froid du speaker, les gros plans sur le visage du saint et sur les ruines de l'incendie, les inserts sur les gens agenouillés, les réactions des « témoins du miracle »…
Miracolo…
Il a fallu attendre longtemps avant que le mot ne soit lâché. Il fallait être un vrai pro comme ce speaker de la R.A.I. pour tenter de relater à l'Italie entière ce qui venait de se dérouler ici. Après avoir évoqué la première apparition du saint en 1886, il a tendu son micro vers un témoin en disant : « Ce matin, Sant'Angelo s'est à nouveau manifesté. » Le paysan au visage transi de vérité a fait de grands gestes. « Au début on a vu une boule de feu… »
Il forme une sphère avec ses dix doigts et ouvre ses paumes. « … La chapelle s'est coupée en deux, comme ça… comme une coque… »
J'ai une pensée fugace pour Bianca, rivée à son poste.
Un peu plus loin, une poignée d'hommes en tenue de ville discutent du côté technique de la chose. Intrigué, je m'approche. Pourquoi la voûte ne s'est-elle pas effondrée sur la sculpture, pourquoi cette fine pellicule de vin. Ils parlent tous en même temps, à voix basse, puis s'interrompent, sans raison apparente.
J'aimerais tant leur venir en aide, juste pour frimer, leur montrer un croquis avec le dessin de la fissure qui séparait la chapelle en deux, et tous les points stratégiques de l'édifice et de la poutre maîtresse qui ont brûlé en premier pour éviter l'implosion de la masure. Mais les croquis aussi sont partis en fumée, dans le cendrier de ma chambre. Ou leur expliquer, juste pour pavoiser, le peu que j'ai appris à Rome sur les procédés d'ignifugation du bois. Mais j'ai enterré la bombe aérosol sous cinq mètres de terre, quelque part dans les vignes. Quant à ce vin qui a suinté du corps de Sant'Angelo, je pourrais aussi dire bien des choses. À commencer par tout ce que j'ai lu sur les manifestations techniques des miracles qui ont défrayé la chronique durant ces dernières années. Les portes d'églises qui brûlent spontanément, les icônes qui exsudent de l'huile d'olive, les statues du Christ et de sainte Lucie qui pleurent, les images pieuses qui saignent, et on peut même mêler les deux, les bustes qui pleurent des larmes de sang. Alors pourquoi notre Sant'Angelo ne reviendrait-il pas parmi nous, protégé par le vin qu'il a lui-même demandé et dont tout le monde se fout, un siècle plus tard…
Mon regard fouine partout, je guette tous les types de réaction. Le prêtre de Sora, Don Nicola, est très sollicité, deux jeunes séminaristes l'accompagnent, on veut lui serrer la main, on lui demande de prendre la parole mais apparemment il n'y tient pas du tout. Le speaker de la R.A.I., hors champ, grogne quand son assistante vient lui annoncer que, définitivement, après des tentatives et des heures de pourparlers, le seul témoin qu'on a vraiment envie de voir et entendre refuse de s'exprimer. La caméra revient sur lui : « Encore sous le choc, M. Marcello Di Palma a préféré quitter les lieux, mais j'ai à mes côtés un de ses proches, qui a assisté à sa guérison. »
« Oh Marcello, tout le monde le connaît, c'est une figure locale, il vit de la charité depuis toujours… Ses yeux, c'est une maladie de famille, son père… bonne âme… il l'avait aussi, la maladie… Je me souviens du vieux, Marcello et moi on a le même âge, vous comprenez… et Marcello il est tombé aveugle aussi, comme le père, quand il avait douze-treize ans… À peu près… »
Le « proche » cherche ses mots dans un patois hermétique pour la moitié du territoire national. Tout ce qu'on sent, c'est qu'il produit des efforts prodigieux pour ne pas prononcer le mot « aveugle » en parlant de Marcello. Son histoire, à l'aveugle, je la connais déjà bien, et mieux que n'importe quel natif.
En fait, il n'a pas du tout quitté les lieux, on lui a aménagé un petit coin dans la grange pour qu'il puisse se retrouver un peu. Seuls le médecin et Don Nicola sont allés le visiter depuis son état de grâce. Dans quelques jours, c'est prévu, on lui fera passer des tests psychologiques et médicaux. Mais, qu'on le veuille ou non, il faut déjà se rendre à l'évidence. Il voit.
Le journaliste a rendu l'antenne, puis l'a reprise, un quart d'heure plus tard, et la première image sur le moniteur est un plant de vigne.
Ma vigne, à la télé…
Voix off du gars : « Nous attendons d'un instant à l'autre le témoignage du viticulteur qui, depuis plusieurs années, produit le vin de Sant'Angelo… »
Ah oui, ce brave Giacomo… Je l'avais oublié. Je ne sais pas comment il va se débrouiller devant un micro, lui qui regarde ses pieds en parlant et qui n'ouvre la bouche que pour s'excuser.
Je continue ma promenade au milieu de ce gigantesque tableau vivant, on dirait une fresque post-apocalyptique à la Giotto. Des assis, des agenouillés, des groupes d'hommes qui parlent avec une main devant la bouche. De la terre foulée et saccagée par endroits. Un crépuscule naissant, quelques points lumineux, des bougies, ou des cierges, je ne sais pas. Et tout le reste, tout ce qu'on ne voit pas mais qui pèse lourd sur nos épaules, un silence qui vient d'en haut, le souffle glacé de l'irrationnel, le recueillement du croyant, l'attente du sceptique, la peur que quelque chose se passe à nouveau. Qui sait ? Parce que c'est la foi qui fait le miracle. Sans eux et leur désir de croire, il ne se serait rien passé.
De temps en temps, quelqu'un dans la foule me montre discrètement à son entourage. Parce que ça aussi, c'était prévisible. Je les entends presque : « Le type là-bas, c'est lui, le patron des vignes… Il est français. C'est le fils d'un gars de Sora qui vit à Paris… Le vin de Sant'Angelo… Il est à lui aussi. Oui. Lui tout seul… Ammazza ! »