Et toi, Dario ? Qu'est-ce que t'en dis ? C'est bien comme tu l'avais prévu, non ? On s'est passé le film des milliers de fois, toi et moi, hein ? J'espère que tu vois tout, de là où tu es. Parce que c'est toi qui l'as mise en scène, après tout, cette épopée. Quand je pense à tout ce que j'ai dû payer pour deviner tes messages d'outre-tombe, ah ça… T'aurais pu être plus clair, avec tes « il miracolo si svolgera ». Et le miracle s'est produit. Mais il y en a eu bien d'autres, avant celui-là, des petits miracles qui ne concernent que moi, des apparitions que moi seul ai vues, des révélations que personne ne connaîtra jamais. Tu t'es bien foutu du monde avec ton fameux retour à la terre, ta mère et Mme Raphaëlle y croyaient ferme. Il aurait été là, le miracle, te voir courbé avec une hotte pleine de grappes, un matin d'octobre. Je suis fier d'avoir senti le coup fourré dès le début. Mais j'avoue que pour un final, c'était grandiose.
Le car de la télé a plié bagage. Des familles rentrent au village, mais des troupes de curieux arrivent de toutes les provenances par voiture. Parmi eux, de vrais pèlerins sont venus prendre la place des quelques villageois fatigués et spoliés de leur fête. Le petit coup d'œil sur Sant'Angelo vaudrait cher si on essayait de le tarifer. Dans le même ordre d'idée, le timide Giacomo est venu me voir, juste après sa prestation télévisée. Je savais pourquoi avant même qu'il n'ouvre la bouche, mais j'ai joué le naïf. Aujourd'hui, j'aurai fait vivre à cet homme une étape qui fera basculer sa petite existence tranquille.
— Signor Polsinelli, tout le monde me demande, pour le vin… Les buvettes aimeraient bien nous en acheter un peu, ils ont dit. Alors moi, je sais pas quoi faire. Et je vous donne la clé de la grange.
— Avec tout ce qui s'est passé aujourd'hui, j'ai pas le cœur à m'occuper de ça, Giacomo. Demain, peut-être…
— Mais… patron. Il y en a beaucoup, beaucoup qui réclament… Vous vous rendez pas compte, patron… Je suis sûr qu'on pourrait en vendre une dizaine de cuves, en un rien. Peut-être le double…
Il se rapproche de mon oreille. La lueur d'innocence dans le fond de ses yeux vient de s'évaporer en un rien de temps. À tout jamais, peut-être.
— Et puis, on pourrait même mettre le litre à mille lires de plus, il partirait quand même.
— Vous croyez ?
— Sûr. Même deux mille.
Le monsieur timide se révèle un prodige en calcul mental. Lui qui, hier encore, aurait offert une barrique de vin à quiconque ne s'en serait pas moqué. D'un côté, ça arrange bien mes affaires. J'ai trouvé mon directeur commercial. Il va faire le reste du chemin tout seul, il suffit de lui donner un exemple.
— Pour ce soir, on ne touche pas aux cuves de la cave, mais je crois qu'il reste un tonneau à l'entrée de la grange. Faites le prix vous-même…
Il me remercie, l'air entendu, et détale le plus vite possible vers son tonneau.
Une houle de chuchotements grossit jusqu'à moi, ça fuse dans tous les coins. Moment de tension. Au loin je vois le médecin se frayer un chemin dans la foule.
— Une dame qui se sent pas bien, elle a des vertiges…
Je ne pensais pas que ça arriverait. À dire vrai, je ne l'espérais plus. Après tous les rapports que j'ai pu lire sur la question, c'est un phénomène on ne peut plus explicable, celui-là. Voire prévisible. La tension nerveuse, la fatigue, le climat, la foi, la foule, et cet ensemble de facteurs va faire naître chez certains fervents quelque chose de l'ordre du désir. Une douleur fulgurante, un bien-être subit, le sujet impressionnable peut basculer d'un côté ou de l'autre. En l'occurrence il s'agit effectivement d'une croyante qui n'a pas quitté les lieux depuis le début de la matinée. Elle a eu un malaise à la suite de violentes crampes dans les membres. On la porte jusqu'à l'ambulance. Elle ne sera pas une miraculée. Mais son malaise a ranimé le brouhaha de la foule. Le moindre signe suffit pour perpétuer l'envie de croire.
Quant à moi, je commence à fatiguer.
Je suis allé manger une côte de mouton grillée et boire une bière. Je grelotte un peu, sous ma petite chemise. Je donnerais cher pour retourner chez Bianca et assister à tout ça dans un fauteuil, devant Radio Télé Sora, au chaud.
Giacomo me cherche partout, et me trouve. Il a presque les larmes aux yeux et se demande comment je peux rester aussi serein au milieu de tout ça.
— Je ne peux plus les tenir, patron… Ils vont tout casser si je n'ouvre pas un autre fût… Ce soir, je pourrais tout vendre… Tout !
— Tu vendras tout demain.
— Mais pourquoi attendre demain ? Rien que la cuve j'en ai tiré un prix que j'ose même pas vous dire, patron…
Il me tend la liasse de billets. Sans savoir pourquoi, j'ai détourné le regard.
— Garde tout, Giacomo… Mais garde-le bien.
— Qu'est-ce que vous voulez dire, patron…
Il y a eu un moment de silence. Puis je lui ai demandé s'il n'y avait pas un pull ou quelque chose de chaud dans la grange. Il m'a parlé d'une vieille veste.
La nuit va être longue.
7
Hier, ils étaient sept, et je n'ai pu en décourager que trois. Les autres sont repartis à la charge ce matin même, ils sont arrivés sur les vignes avant moi. Sant'Angelo n'a repris du service que depuis dix jours, et déjà je croule sous les rafales quotidiennes de ces types qui arrivent de toute l'Italie, les bras chargés d'affaires tordues et de contrats vicieux.
— Monsieur Polsinelli ! vous avez réfléchi à ma proposition d'hier ?
— Dites, monsieur Polsinelli, vous allez avoir besoin d'une appellation contrôlée !
— On peut se voir une seconde, monsieur Polsinelli ! Vous avez pensé à l'exportation ? Bientôt l'Europe, faites attention !
— Je vous rachète trente pieds ! Juste trente ! Faites votre prix !
On me propose toutes sortes de choses, à commencer par le rachat total pur et simple, la multiplication de la production par quatre ou cinq, des labels en pagaille. Deux types en cravate en sont venus aux mains, je les ai regardés faire.
Au début il n'y avait que des marchands de vin, des commerciaux, des récoltants, des industriels du pinard. Est venue s'ajouter une cohorte de fabricants d'images pieuses et de bimbeloteries diverses, à l'effigie de Sant'Angelo. Ils veulent construire une série de petits kiosques en bordure du terrain. Les vignes n'en pâtiraient pas. Tout ce que j'aurais à faire, c'est venir toucher les loyers pendant les pleines saisons. Je ne sais pas quoi en penser.
J'ai vite été débordé. Heureusement, une espèce de comptable qui ressemble à Lucky Luciano est venu me proposer ses services, trois jours après le miracle. Giacomo l'a tout de suite appelé le dottore, à cause de ses petites lunettes, ses diplômes et son refus obstiné de sourire. C'est une perle. Il ne néglige aucune proposition et s'occupe des rendez-vous. Quand il me montre ses brouillons bourrés de calculs, on dirait les plans d'attaque du Garigliano.
Ils étaient pourtant simples, les comptes, dans ma petite tête. Mais seulement avant qu'ils n'arrivent. Et seulement dans ma petite tête. Les 30 000 litres d'invendus à 50 francs la bouteille de 75 centilitres nous donnent deux millions de francs. Avec une rente d'environ 500 000 francs par an, frais déduits. Avec ça je pouvais tout arrêter, me mettre au vert pour le reste de mon existence. Mais depuis que les businessmen de tous poils ont montré le bout de leur bec, mes estimations à la con sont tombées en désuétude.
Giacomo est devenu le contremaître absolu. Il a embauché six hommes pour se préparer à la prochaine vendange. En attendant, l'un des gars est délégué à l'accueil des pèlerins, en moyenne trois cents par jour. Un autre gère le parking. Un autre vend au détail, à raison d'une et une seule bouteille par personne et par jour. Giacomo supervise les travaux : les maçons qui viennent tout juste de terminer la niche qui protégera Sant'Angelo pour les siècles à venir, la restauration de la statue par un spécialiste milanais, l'accès direct au lieu saint par un passage goudronné, et la pose des clôtures électrifiées autour des terres. Je passe la journée à orchestrer tout ce bordel, à écouter les propositions de ces braves gens, et à faire le bilan avec le dottore qui manie la calculette comme une mitraillette Thomson à camembert. Bianca me réveille tous les matins à six heures et me voit revenir vers onze heures du soir, fourbu, harassé, mort de faim. Certains rapaces ont loué une piaule chez elle et en profitent pour me relancer jusque dans ma chambre en essayant de me faire signer des trucs hors de la présence du dottore. C'est comme ça que j'ai réalisé que ce gars m'était indispensable.