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Sora est devenu le siège des pèlerins et des curieux. Les commerces marchent fort, les restaurants et les hôtels sont pleins à craquer. Certains ont changé de nom, une trattoria a été rebaptisée « La Table de Sant'Angelo », et on trouve un « Hôtel des vignes ». Mais on me regarde d'un drôle d'air quand je rentre le soir. Ils m'en veulent peut-être d'avoir bousculé leur fin d'été.

Le maire est venu m'inviter à une réunion du conseil municipal et je n'ai pas compris pourquoi. Le notaire me demande de passer à son étude pour commenter des points de détail. Quand je traverse le marché on me tape sur l'épaule pour me féliciter avec des rires grinçants, un vieux bonhomme est venu me dire qu'il a bien connu mon père à l'époque où il traînait ses dindons, un autre s'est fait passer pour un vague cousin, des filles de quinze ans ont sifflé sur mon passage, des mômes en mobylettes ont tenté de me cracher dessus. Tout le monde m'appelle lo straniero. L'étranger. On m'a toujours dit qu'un émigré serait un étranger où qu'il soit, et je commence à comprendre. Mais là il s'agit d'un étranger qui a fait fructifier leur propre terre. Je sens un climat monter autour de moi, et Bianca me demande jour après jour de faire attention.

Mais tout ceci ne serait rien comparé à ce qui s'est passé le lendemain même du miracle. C'est là où j'ai eu vraiment la frousse.

À la demande de l'évêque du diocèse de Frosinone, le Vatican a ouvert un dossier et détaché deux émissaires afin d'étudier le phénomène sur place. Procédure normale. Je savais qu'ils viendraient, je les attendais presque. Mais je ne me doutais pas de ce qui allait descendre de la Lancia immatriculée à l'État du Vatican.

Deux grenades quadrillées habillées en civil. Des types silencieux et graves comme des anathèmes, polis, discrets, avec tout ce qu'il faut de détermination pour dégager le passage loin devant eux. Dès qu'ils ont mis un pied dans les terres, la foule des fidèles s'est ouverte comme deux bras de la mer Rouge devant Moïse. J'ai compris à ce moment-là que la rigolade était bel et bien terminée. Ils ont fouillé dans les décombres pour y débusquer on ne sait quoi, avec un matériel qui s'est sophistiqué de jour en jour pendant une bonne semaine. Sans prononcer un mot de trop, sans chercher à entrer en contact avec moi ou Giacomo. Deux limiers froids fouillant la pierre brûlée et reniflant la statue des pieds à la tête. Deux nonces avec une dégaine de détectives privés concentrés sur l'énigme, muets comme des pros, cherchant l'erreur, doutant de tout, même de l'évidence. À les voir fouiner comme ça, j'ai senti qu'ils avaient besoin d'un coupable. Ils ont fait une enquête dans le village au sujet de Marcello. Le médecin qui les a rejoints a fait passer des tests au miraculé pendant deux jours. Personne n'a pu lui parler pendant ces quarante-huit heures.

T'avais prévu ça, toi, Dario ? Non, bien sûr que non, tu n'avais rien imaginé des suites de ta lumineuse idée. Et maintenant, tu t'en fous bien, hein ? Tu ne savais pas que des mecs comme ça existaient ?

C'est seulement ce matin que les trois autres sont arrivés. Dans une Mercedes 600, toujours immatriculée au Vatican, qu'ils ont garée aux abords de la vigne. Trois passagers, un chauffeur. Un seul est descendu de la voiture, accompagné d'un jeune prêtre qui lui servait de secrétaire. Les deux émissaires qui traînaient dans le coin ont rappliqué ventre à terre quand ils ont vu cette ombre violette avancer lentement vers la statue du protecteur. Une vague émeute a vu une houle de pèlerins se précipiter vers lui. Don Nicola a blêmi. Ils se sont tous agenouillés pour embrasser son gant. Ensuite ils ont parlé près d'une heure, dans la voiture, sans que personne ne puisse les approcher. Longtemps après, le secrétaire est venu me présenter à l'évêque.

Je n'ai pas su comment m'y prendre, j'ai mis un genou à terre devant sa robe qui luisait au soleil. Bizarrement, c'est quand j'ai touché son gant que j'ai réalisé que tout était allé trop loin, et qu'un jour ou l'autre j'allais finir en taule.

Une messe ?

Oui, ils vont dire une messe après-demain matin, ici, en plein air. Une messe officielle. Célébrée par l'évêque. C'est la tradition. Le secrétaire et Don Nicola vont s'occuper de tout. Les terres n'auront pas à en souffrir.

— Elles nous sont trop précieuses, n'est-ce pas Monseigneur ? a dit le secrétaire, en souriant vers son patron.

Pendant tout le temps qu'a duré l'entretien, j'ai gardé un œil vers cette silhouette qui est restée assise à l'arrière de la Mercedes. Et qui n'a daigné en sortir que quand je me suis engagé dans le sentier pour quitter les terres.

* * *

Sur le chemin, j'ai croisé Mangini, fusil au bras. Les pattes d'un lapin pendaient de sa besace. Il a abandonné sa troisième personne de politesse pour me tutoyer. Je l'ai senti inquiet, presque à cran.

— Ne te laisse pas impressionner par tout ça, Antonio. Je les ai vus traîner, tous ces gens qui te font des promesses, et tous ces curés. Ne te laisse pas avoir, je te dis. Tu vois les lumières, là-bas, derrière les arbres ? C'est là que j'habite. Je voulais juste te dire ça… Et je sais pas pourquoi je te le dis… Mais si t'as besoin d'un conseil. Si t'as besoin de t'abriter… Tu peux passer quand tu veux.

Je n'ai pas cherché à comprendre. J'ai juste tendu la main, il m'a ouvert les bras, et m'a serré contre lui.

En passant sur le pont de Naples, j'ai vu une enfilade de vespas stationnées devant la terrasse du dernier café ouvert de Sora. Une bande de jeunes gars vautrés dans des chaises de plastique orange ont stoppé net leurs braillements dès qu'ils m'ont vu arriver. Quelques secondes de silence de mort quand je suis passé à leur niveau. Et puis, sans me retour ner, j'ai entendu un concert de kicks et de démarreurs. Très vite, les mobylettes se sont mises à pétarader autour de moi, chacune essayant de me frôler, de me couper la route. Les ados, hilares, m'ont traité de stronzo, de disgrazziato, et d'un tas d'autres choses. J'ai accéléré le pas en regrettant le fusil de Mangini. Un petit frisé m'a mis une claque dans la nuque tout en accélérant, et je n'ai pas pu réagir à temps.

— Qu'est-ce que vous voulez, bande de crétins ? j'ai gueulé.

Ils ont freiné à dix mètres de moi, j'ai traversé, ils ont bifurqué vers l'autre trottoir. Le jeu a recommencé un petit moment. Je ne sais pas ce qu'ils veulent exactement, eux non plus, sans doute. Ils cherchent juste à m'agacer, par jalousie, par vengeance, j'ai suscité dans la ville entière un sentiment d'énervement, et ça aussi j'aurais dû m'en douter. Seuls les jeunes osent le manifester pour l'instant, et encore, à dix, et en pleine nuit. L'un d'eux, sans doute plus hardi, me barre le chemin et me toise d'un regard narquois.